Le géographe français Christophe Guilluy publie aux éditions Flammarion, dans la collection « Champs actuel », un essai intitulé Le Temps des gens ordinaires. Il y revient sur les inégalités sociales, regrette le mépris – médiatique comme politique – des plus modestes et explique comment les classes supérieures ont peu à peu fait sécession.
Pour Christophe Guilluy, un double mouvement a conditionné le cheminement politique des classes populaires. Le populisme s’y est inscrit en réaction au déclassement économique et culturel, tandis que les considérations identitaires y ont fait office d’ancrages solides dans une société liquide (selon les théories de Zygmunt Bauman), où les discours moralisateurs (sur l’immigration ou l’écologie) n’ont jamais cessé de prendre des atours fallacieux. Ainsi, Le Temps des gens ordinaires rappelle la défiance croissante des plus modestes envers les institutions politiques et médiatiques, mais aussi les banques et les grandes entreprises. Et pour son auteur, les votes en faveur du Brexit, de Donald Trump ou de Jair Bolsonaro ne doivent pas être perçus comme la volonté affichée d’un retour au fascisme ou à la dictature, mais bien comme une manière de s’affirmer dans un espace public de moins en moins concerné par l’ouvrier, l’employé ou le retraité. Christophe Guilluy développe en creux une critique de la mondialisation. Il postule que les discours en faveur de l’écologie ou de l’immigration sonnent faux dans la bouche de privilégiés qui présentent un bilan environnemental médiocre, voyagent régulièrement en avion, profitent des travailleurs étrangers mal rémunérés tout en pratiquant l’évitement géographique et scolaire auquel les plus modestes, soucieux de leur capital social et culturel, ne peuvent prétendre.
Bien que ses démonstrations soient partiellement objectivées par des données statistiques, Le Temps des gens ordinaires relève probablement autant de la conviction de son auteur que de l’empirisme scientifique. C’est un sentiment qui va d’ailleurs prédominer tout au long de la lecture : Christophe Guilluy dresse un constat implacable entièrement à charge des élites. À ses yeux, ces dernières ont fait sécession. Pis, elles portent désormais un regard indifférent, voire dédaigneux, sur des travailleurs qui ont pourtant alimenté l’économie française durant les confinements décrétés pendant la crise sanitaire. Les gagnants de la mondialisation seraient par ailleurs, comme nous l’avons vu, aussi crédibles sur l’écologie et l’ouverture envers les minorités qu’Harvey Weinstein à l’endroit du féminisme. Le géographe ne s’arrête pas en si bon chemin, puisqu’il annonce l’échec de la métropolisation, accusée de pollution et de ségrégation spatiale. Il s’appuie aussi sur la décence des gens ordinaires chère à Jean-Claude Michéa et George Orwell et clôture sa démonstration en arguant que les « petits Blancs », dont il se fait le relai, aspirent avant tout à vivre dans une société cohérente et satisfaisante, qui cesse de les marginaliser et tienne compte de leurs besoins. Ce petit essai est intéressant en ce sens qu’il permet de prendre le pouls des « gens ordinaires » et qu’il contribue à les replacer au centre des attentions. Il relève cependant d’un parti pris évident et n’envisage les rapports entre les classes sociales qu’à l’aune d’un schisme dont on ne sait s’il est réversible ou non.
Le Temps des gens ordinaires, Christophe Guilluy
Flammarion/Champs actuel, septembre 2021, 208 pages