Politiste et chercheuse en sociologie, Ivana Obradovic publie aux éditions La Découverte, dans la collection « Repères », l’opuscule Le Cannabis, qui fait le point sur l’état actuel des connaissances à propos de cette drogue, ses marchés et ses consommateurs.
Culture millénaire, le cannabis, issu du chanvre, supporte autant d’usages – récréatif, médical, industriel – que de représentations – criminalité, marginalité, festivité. Dans un ouvrage symptomatique de la collection qui l’accueille, alliant pédagogie et concision, Ivana Obradovic revient sur le cannabis, ses effets, les politiques y étant associées, ses marchés ou encore ses modes de consommation. L’auteure rappelle que cette plante traditionnelle a d’abord servi pour la confection de vêtements, l’alimentation et la pharmacopée, voire dans le cadre de rituels religieux, notamment en Chine, dès 2500 avant notre ère. Son usage à des fins psychoactives se généralise à partir du XIXe siècle, et notamment en Europe. Des cercles haschischins de Jacques-Joseph Moreau de Tours jusqu’à la contre-culture hippie des années 1960-1970 et aux dépénalisations/légalisations actuelles, c’est toute une histoire, mouvementée, balançant entre prohibition, panique morale et acceptation graduelle, qui nous est contée avec didactisme.
Le cannabis est une question sensible. Et bien plus vaste qu’il n’y paraît. On en retrouve la trace, souvent sans même le savoir, dans plus de 25 000 produits : papeterie, cosmétique, alimentation, biocarburant, bâtiment, chimie… L’agence de protection de l’environnement américaine affirme même que le chanvre pourrait faciliter la transition énergétique ! Sur le plan sanitaire, ses effets semblent moins inquiétants que l’alcool ou le tabac, car le cannabis n’entraîne ni dépendance ni neurotoxicité, bien qu’il soit parfois associé à une baisse des résultats scolaires, dans certaines circonstances, ou qu’il puisse, dans le cas d’une consommation durable et problématique, entraîner des troubles de l’apprentissage et de l’attention, une altération de la mémoire ou une perturbation du sommeil. Ivana Obradovic s’intéresse aussi à la sociologie des consommateurs : il s’agit souvent d’hommes jeunes et urbains. Et si la consommation chez les jeunes stagne aujourd’hui après avoir augmenté durant des décennies, on continue de retrouver des usages ponctuels au sein des classes aisées et une consommation plus aiguë dans les milieux populaires.
Passionnant et très circonstancié, Le Cannabis fourmille de données précieuses. On apprend ainsi que dans les pays qui ont légalisé le cannabis, les usages problématiques se révèlent jusqu’à 25% supérieurs à la moyenne, mais que les mineurs tendent quant à eux à moins se tourner vers cette drogue dite douce. L’Europe demeure une zone de forte consommation, puisque plus de 5% de sa population consomme du cannabis au moins une fois dans l’année. C’est la drogue illicite la plus consommée, produite et vendue dans le monde ; le cannabis représente 54% du marché mondial des drogues illicites et est estimé à 162 milliards de dollars par an. En France, son coût social serait de l’ordre de 8 milliards d’euros… Et le regard transversal d’Ivana Obradovic nous invite à nous plonger dans les modèles hollandais (avec notamment les coffee shops se fournissant sur des marchés noirs), français (forte répression, importante consommation), canadien (grand exportateur mondial), américain (profitabilité fiscale, hypothèse de la fin des injustices judiciaires) ou encore uruguayen (gestion étatisée, fiscalité basse).
L’opuscule revient aussi sur la théorie de l’escalade, qu’il réfute. Il raconte comment la consommation de cannabis a été présentée comme un fléau social, notamment par le chef du bureau fédéral des narcotiques Harry Anslinger, avant que Richard Nixon ne déclare ouvertement la guerre aux drogues sur fond de contestation sociale relative à la guerre au Vietnam. Il se penche sur les voies d’acheminement du cannabis, sur ses points d’entrée en Europe (via l’Espagne ou l’Albanie notamment), sur ses lieux de production (Maroc, Afghanistan, etc.). Il expose le modèle pyramidal de l’offre criminelle, entre grands trafiquants, bras droits, guetteurs, dealers, coupeurs ou encore nourrices. Dans toutes ces dimensions, Le Cannabis cherche avant tout à objectiver son objet d’étude, sur lequel circulent nombre de raccourcis et de contre-vérités. Et il le fait avec grand succès.
Le Cannabis, Ivana Obradovic
La Découverte, mars 2022, 128 pages