Normalienne agrégée et docteure en philosophie, Muriel Van Vliet publie un opuscule passionnant, L’Anthropologie de l’art, aux éditions Apogée.
L’anthropologie de l’art est une discipline qui étudie les œuvres d’art sous l’angle de la diversité culturelle, en considérant les aspects esthétiques, techniques, religieux, sociaux ou politiques. Elle a émergé au XIXe siècle, en même temps que l’apparition de catalogues et revues comparant l’art occidental et extra-occidental. Les ethnologues et paléontologues se sont par exemple intéressés aux objets hybrides, situés entre art et technique, art et religion, art et proto-écriture. Dans son opuscule, Muriel Van Vliet verbalise des conceptions de l’art qui diffèrent nettement de l’esthétique traditionnelle défendue par des penseurs tels que Boileau, Hume, Kant ou Hegel. Il s’agit de questionner les normes absolues de l’art, la hiérarchisation des genres artistiques et les critères universels du « beau ».
Dans l’opuscule de Muriel Van Vliet, la représentation des œuvres, leur insertion dans leur culture d’origine, leur présentation dans les musées, le rapport qu’entretiennent les sociétés avec elles, l’impact de la photographie sur elles et même les articulations entre l’anthropologie de l’art et l’écologie vont être abondamment discutés. L’auteure aborde successivement plusieurs théoriciens de l’art, d’Aby Warburg à Ernst Cassirer en passant par Erwin Panofsky ou André Leroi-Gourhan. Chacun a apporté sa pierre réflexive à un édifice patiemment construit, proposant un nouveau regard sur l’art et ses problématisations.
Historien de l’art allemand du début du XXe siècle, Aby Warburg est notamment connu pour ses conceptions novatrices de l’art et des images. Sa Bibliothèque était organisée de manière particulière, selon un système de classement complexe, basé sur l’idée de parentés thématiques. Warburg avait la conviction que les œuvres d’art ne peuvent être comprises indépendamment de leur contexte culturel. Il était intéressé par les connexions entre l’art, la religion, la mythologie, la philosophie et d’autres domaines de la culture. Selon lui, les images ont une vie propre et peuvent être considérées comme des témoins de la pensée humaine à travers le temps. Il a favorisé l’interaction entre disciplines, atténuant la séparation entre art majeur et mineur, et mettant l’accent sur l’émotion et le rituel dans l’art. Son travail reflétait une fascination pour le parcours de l’humanité de l’irrationnel à la rationalité, et l’intérêt pour le traumatisme et l’affect dans l’art. Il a utilisé la photographie pour accéder à des œuvres autrement inaccessibles et mettre en lumière la survivance à travers les images.
Ernst Cassirer, philosophe allemand du XXe siècle, partageait avec Aby Warburg la mise en valeur des aspects irrationnels de la culture. Ils considéraient l’art et le rituel comme des contrepoints essentiels à l’abstraction de la science, ce qui élargit l’approche esthétique au-delà de la beauté pour inclure la culture dans son ensemble. Cassirer et Warburg se concentraient sur le processus complet de signification. Ils cherchaient à comprendre comment nous donnons du sens au monde de différentes façons. Leur philosophie se concentre sur la relation entre le sujet et le monde, et entre les sujets eux-mêmes.
Sans réelle surprise, Erwin Panofsky occupe une place de choix dans l’ouvrage. Il a joué un rôle important dans le développement de l’approche anthropologique de l’art, qui consiste à étudier les œuvres d’art en tenant compte de leur contexte culturel, social et historique. Selon lui, comprendre une œuvre d’art nécessite de comprendre les croyances, les valeurs et les symboles de la culture qui l’a produite. Il a développé une méthode d’analyse appelée « iconologie », qui consiste à interpréter les images en identifiant les symboles et les significations culturelles qui y sont représentés. Il s’intéressait au rôle de la perspective dans l’art. Il soutenait que la perspective n’est pas simplement une technique de représentation réaliste, mais qu’elle est chargée de significations culturelles plus profondes.
Erwin Panofsky soulève aussi la question de la surinterprétation et de l’objectivité. Selon lui, le recul temporel et une connaissance approfondie de l’histoire des types et des mentalités de base garantissent l’objectivité. Il appelle ce processus le « cercle herméneutique », où la recréation subjective est constamment corrigée par l’enquête archéologique objective. Le « cercle herméneutique » implique que la signification d’un détail ou d’un élément particulier dans une œuvre d’art soit comprise en relation avec le contexte plus large de l’œuvre dans son ensemble, tandis que la compréhension de l’ensemble est influencée par les détails et les éléments individuels qui le composent. Pour interpréter une œuvre d’art, Panofsky a suggéré de suivre un processus itératif de va-et-vient entre trois niveaux d’analyse : le niveau pré-iconographique, le niveau iconographique et le niveau iconologique.
De son côté, Leroi-Gourhan souligne la marge de liberté des humains, même face à des contraintes matérielles extrêmes, observant par exemple des variations stylistiques dans les vêtements et les habitats. Il met en évidence une interaction constante entre l’homme et son environnement, et la créativité technique pour utiliser les ressources naturelles. Dans Le Geste et la Parole, il propose une lecture du progrès technique comme vecteur d’invention de nouveaux outils et langages.
André Malraux et Le Musée imaginaire, à travers lequel les œuvres d’art perdent leur ancrage culturel au profit d’une esthétisation, la vision structurale de la culture de Claude Lévi-Strauss, où chaque élément culturel relève du langage au sens large, possédant un signifiant sensible et un signifié intelligible, l’inclusion de l’environnement dans les réflexions sur l’art et l’anthropologie, l’approche non hiérarchique de Philippe Descola, Tim Ingold et Bruno Latour complètent utilement ce passionnant tour d’horizon. Entretemps, Muriel Van Vliet nous aura initiés, avec érudition, à des théories trop peu commentées, et aura réhabilité l’œuvre d’art dans toutes ses dimensions.
L’Anthropologie de l’art, Muriel Van Vliet
Apogée, juin 2023, 84 pages