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« La Verticale de la peur » : une dictature de la loi

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Gilles Favarel-Garrigues publie La Verticale de la peur aux éditions La Découverte. Il y analyse le détournement de la loi à des fins coercitives dans un système poutinien caractérisé par la verticalité, le kompromat, la culture de la peur et les collusions d’intérêts.

Directeur de recherche au CNRS, Gilles Favarel-Garrigues a séjourné et travaillé en Russie, jusqu’à ce que le FSB, en cheville avec les juges locaux, ne le condamne à une amende et ne l’expulse du territoire national, au prétexte qu’il se serait livré à des activités d’espionnage économique. Autant dire que l’auteur a personnellement expérimenté la manière dont la loi est exploitée à des fins de coercition sous le régime de Vladimir Poutine. En publiant La Verticale de la peur, il entend faire la lumière sur un système bien rôdé où chacun peut se voir, du jour au lendemain et parfois sans le moindre fondement légitime, exposé à la menace judiciaire.

Le système poutinien décrit dans l’ouvrage s’apparente à une machinerie aux allures bien ordonnées. Il se caractérise par une habile instrumentalisation du droit et de la justice, servant avant tout à consolider la domination politique du pouvoir en place. Les caciques du régime s’estiment intouchables tant qu’ils demeurent loyaux ; l’étoffe de ce système clientélaire se constitue d’une fonction disciplinaire du droit et des mécanismes de répression. L’une des caractéristiques distinctives de cette politique pénale réside dans l’usage de catégories fourre-tout telles que l’extrémisme, les « agents étrangers » et les fausses informations concernant la guerre en Ukraine. Le flou juridique, savamment entretenu, permet au pouvoir de cibler et réprimer à sa guise les individus jugés dangereux, ou à tout le moins gênants. Ainsi, l’exemple d’Alexandre Chestoune est abondamment rapporté par Gilles Favarel-Garrigues : en déplaisant à plus puissants que lui, l’ancien maire s’est retrouvé dans le collimateur d’une justice biaisée, subissant de nombreuses pressions, qu’il a enregistrées, avant d’être déchu et incarcéré.

La Verticale de la peur démystifie l’organisation de la justice dans la Russie poutinienne. Des professionnels du renseignement financier, tels que Viktor Zoubkov, Mikhaïl Fradkov et Mikhaïl Michoustine, accèdent aux plus hautes fonctions, renforçant l’influence du pouvoir sur la justice. La répression judiciaire se fait d’autant plus intense dans les fiefs régionaux, les ministres sont de plus en plus soumis aux caprices de la justice (les exemples ne manquent pas depuis 2010) et des oligarques tels que Vladimir Goussinski ou Boris Berezovski bâtissent de véritables empires médiatiques leur permettant d’user de leur influence pour discréditer leurs adversaires. Gilles Favarel-Garrigues donne bon nombre d’exemples concrets. Surnommé le « télé-tueur », Sergueï Dorenko n’est certainement pas le moindre d’entre eux. Il cible publiquement, avec verve, tous ceux qui contestent les politiques de Vladimir Poutine. Arkadi Mamontov constitue un autre cas d’école : obsédé par les complots anti-russes, il s’engage activement dans une lutte contre la corruption des plus dévoyées.

Comme le souligne la sociologue du droit Kathryn Hendley, la Russie demeure profondément duale en matière de justice. Bien que la plupart des décisions judiciaires soient conformes aux exigences d’un État de droit, les affaires les plus sensibles, les litiges les plus controversés et les dossiers les plus politiques démontrent que les tribunaux locaux peuvent aussi être une arme employée contre des rivaux et des opposants au pouvoir en place. Gilles Favarel-Garrigues va plus loin dans son ouvrage, en analysant la place, dans la société russe, des redresseurs de torts, des justiciers influenceurs, des organisateurs de raids (par exemple anti-migrants) ou des agences de collecte de dettes, où des juristes souvent fanfaronnants s’entourent d’anciens membres des services de sécurité et multiplient les pressions, sous des formes très variées. L’auteur fait également état de ce paradoxe : dans la Russie poutinienne où s’exerce une authentique « dictature de la loi », un Navalny et un Jirinovski, aux profils politiques fort différents, ont en commun une même intransigeance judiciaire, érigée en moyen d’influence et d’image.

Parallèlement, le modèle occidental est sciemment et obstinément dépeint en contre-exemple, à l’aide de reportages sensationnalistes dans les médias. La société civile et les ONG subissent une pression judiciaire accrue et une croisade contre l’homosexualité, parfois assimilée à de la pédophilie, a lieu dans l’indifférence quasi générale. La défiance des milieux économiques envers les services répressifs et les tribunaux ne cesse de se renforcer et la lutte anti-drogue est transformée en outil de répression à l’encontre des artistes contestataires et utile à la surveillance des salles de concert et des boîtes de nuit. Cette utilisation détournée du droit témoigne, comme l’explique avec pertinence l’auteur, d’une volonté d’exercer un contrôle sur les espaces politiques, économiques, culturels et sociaux.

Riche en exemples et très documenté, La Verticale de la peur nourrit une réflexion qui apparaît avec évidence. L’approche disciplinaire de la loi permet au pouvoir en place de maintenir un contrôle étroit sur la société et de neutraliser toutes menaces potentielles. Ce système met en lumière les tensions entre les principes d’un État de droit et les impératifs politiques d’un régime soucieux de préserver sa domination et d’imposer sa vision idéologique, au mépris des faits et des réalités.

La Verticale de la peur, Gilles Favarel-Garrigues
La Découverte, mars 2023, 235 pages

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