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Qu’est-ce que « La Pensée politique de Gramsci » ?

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Le penseur communiste italien Antonio Gramsci a échafaudé des théories politiques aujourd’hui considérées comme révolutionnaires dans les geôles de Benito Mussolini, entre 1929 et 1935. Figurant notamment dans ses Cahiers de prison, ces dernières ont été conçues à partir d’informations parcellaires et d’un point de vue transalpin – à opposer à la lecture orientale du marxisme-léninisme, intégrant une société civile décrite comme « gélatineuse ». La réédition aux éditions Lux d’un ouvrage de Jean-Marc Piotte publié pour la première fois en 1970 permet de se replonger dans le gramscisme, où les notions d’intellectuel, de parti, d’État, d’idéologie ou d’hégémonie ont été remodelées dans un modèle théorique aux articulations fines.

S’il faut lier Antonio Gramsci au marxisme-léninisme, c’est certainement dans un processus d’actualisation et dans un recentrage libéral-occidental. Jean-Marc Piotte indique avec à-propos les différences contextuelles entre la pensée gramscienne et léniniste. Le communiste italien réfléchit à partir d’une réalité dans laquelle la société civile dispose de moyens de représentation, d’action et de communication étoffés. Le révolutionnaire russe examine quant à lui un pays gigantesque où il n’existe aucun liant administratif, associatif, syndical ou coopératif entre la paysannerie et ceux qui la gouvernent. Antonio Gramsci porte naturellement son regard sur le contexte italien dont il est contemporain : un Nord industriel bénéficiant du protectionnisme où le prolétariat pourrait un jour asseoir son hégémonie et un Sud agricole souffrant des barrières douanières où la petite-bourgeoisie (avocats, notaires, médecins, etc.) exerce sa domination sans que le mouvement ouvrier, sporadique, puisse véritablement l’inquiéter. Ce qu’Antonio Gramsci ambitionne, c’est de faire basculer le prolétariat du Nord dans le communisme révolutionnaire et de former ou convertir à ses théories les intellectuels du Sud.

L’intellectuel gramscien a en effet une importance capitale. Il a « pour fonction d’homogénéiser la conception du monde de la classe à laquelle il est organiquement relié ». Il doit former les membres d’un groupe social donné et les conduire à épouser une communauté d’intérêts, dans l’objectif d’étendre ensuite l’hégémonie de cette classe sur la société dans son ensemble. Pour y parvenir, il faut passer par l’« intellectuel collectif », c’est-à-dire le parti, homogène et régi par le « centralisme démocratique ». Gramsci le décompose en trois groupes : les capitaines, les caporaux et les soldats. Les premiers donnent au mouvement sa doctrine et sa direction, les seconds constituent une armée de réserve – au cas où les premiers seraient éliminés – et éveillent les derniers à la conscience de classe, indispensable à l’hégémonie qui leur permettrait de prendre le pouvoir. Entre les trois niveaux hiérarchiques s’échangent des préoccupations, des conseils, des modes opératoires… Selon Gramsci, c’est précisément l’hégémonie culturelle qui permet à la bourgeoisie de se cramponner à l’exécutif et qui, partant, empêche la majorité des travailleurs de tendre vers le socialisme qu’il appelle de ses vœux – sans sectarisme ni anarchisme, comme l’auteur ne manque pas de le rappeler. Le projet gramscien consiste à allier le sentir du prolétariat et le savoir des intellectuels pour prendre et consolider le pouvoir.

L’essai de Jean-Marc Piotte expose méthodiquement la pensée politique de Gramsci. Il ajoute aux éléments précités une analyse des articulations entre l’État et ses capacités coercitives et la société civile et son pouvoir hégémonique. Il revient également sur l’hégémonie en tant que fin (avec une réforme morale et culturelle) là où le léninisme la considère comme un moyen utile à la conquête du pouvoir. Il expose enfin la manière dont Gramsci entendait convertir la paysannerie du Sud (dont l’épargne, rappelons-le, finançait alors les industries du Nord), sous domination du prolétariat et à coups de réformes graduelles. La disposition ordonnée de cette matière dense et fragmentée rend la pensée gramiscienne relativement accessible. C’est l’une des grandes qualités de cet essai. Il y a là, probablement, de quoi satisfaire tous ceux qui voudraient – enfin – se familiariser avec elle.

La Pensée politique de Gramsci, Jean-Marc Piotte
Lux, septembre 2020, 280 pages

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