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« État d’urgence technologique » : la surveillance en temps de pandémie

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Grand pourfendeur des intrusions numériques dans la vie privée, l’essayiste Olivier Tesquet analyse dans État d’urgence technologique comment la pandémie de coronavirus a servi d’incubateur au « capitalisme de surveillance » – pour reprendre les termes de la sociologue américaine Shoshana Zuboffle.

Olivier Tesquet n’en est pas à son premier essai sur la surveillance technologique. Son précédent ouvrage, intitulé À la trace, démontrait que la surveillance s’opérait à même le quotidien, à travers une technologie qui anesthésiait d’autant plus notre vigilance qu’elle nous était familière. État d’urgence technologique se place davantage sur le terrain de l’opportunisme : la Covid-19 constituerait pour le capitalisme de surveillance la possibilité d’un parachèvement et le déplacement de l’exceptionnel vers un état de relative normalité.

Sous des dehors sanitaires louables, les pays du monde entier ont adopté des mesures de surveillance étroite. Il s’agit, officiellement, de prendre le pouls d’une épidémie, de cartographier sa diffusion, de mathématiser ses effets. On a ainsi vu des drones hurleurs à Paris et à Nice, des hélicoptères à Nantes, un code couleur pour se déplacer en Chine, des agglomérations de signaux téléphoniques rapportées aux autorités en Suisse, des bracelets électroniques à la taille des enfants en Lombardie, une rétribution de la délation en Corée du Sud, des outils de reconnaissance faciale et des applications de contact tracing un peu partout… Le hic, comme le note judicieusement Olivier Tesquet, c’est que « l’exception, c’est l’impuissance. C’est aussi la roche sédimentaire qui reste quand la mer s’est retirée ».

Là est l’argument essentiel d’État d’urgence technologique : par un effet cliquet prévisible, on peut s’attendre à ce que les mesures de surveillance mises en place durant la pandémie de Covid-19 perdurent pour partie. Les investissements d’Alipay, Palantir ou NSO ne passeront probablement pas par pertes et profits. Et pour les autorités publiques, le risque d’une accoutumance aux technologies intrusives n’est pas à exclure. L’auteur imagine d’ailleurs un futur à la Minority Report, où la biométrie vocale, l’odorologie ou les safe cities auraient pignon sur rue. Mais ce qui l’inquiète présentement, c’est que le traçage numérique, l’horodatage technologique et les autres outils technologiques permettant de surveiller les populations se mettent en place, parfois, hors de tout cadre réglementaire.

Olivier Tesquet se penche aussi sur la manière dont certaines sociétés actives dans la sécurité se sont reconverties à la hâte, par opportunisme, à l’occasion de la pandémie actuelle. Il rappelle par exemple que NSO a été fondée par d’anciens agents du renseignement israélien avant de mettre au point un outil permettant de calculer le score de contagiosité des individus en fonction de leurs interactions sociales. Il s’intéresse par ailleurs à l’application singapourienne TraceTogether, aux archives de localisation de SFR ou Orange, à X-Mode, Geo4cast ou encore à l’installation de caméras thermiques dans les écoles, le lieu de formation – et de pouvoir disciplinaire – par excellence. Il opère enfin un détour dans le champ des inégalités : le coronavirus touche surtout les plus précaires, ceux dont l’emploi n’est pas compatible avec le télétravail et qui se voient souvent contraints de se déplacer en transports en commun.

État d’urgence technologique n’a en aucun cas part à une négation de la pandémie actuelle. Ce petit essai constitue rien de moins qu’une mise en garde : derrière la gestion de la crise sanitaire que nous traversons pourrait se cacher une accentuation de l’intrusion technologique que nous subissons tous quotidiennement. En prendre conscience est une première étape, indispensable, avant d’éventuellement s’y opposer.

État d’urgence technologique, Olivier Tesquet
Premier Parallèle, février 2021, 145 pages

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