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« Et Franquin créa la gaffe » réédité aux éditions Glénat

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Les éditions Glénat procèdent à une réédition des plus attendues, puisque l’ouvrage d’entretiens Et Franquin créa la gaffe, réunissant Numa Sadoul et André Franquin, constitue un classique du genre, depuis longtemps introuvable. Dans un style comparable aux célèbres conversations menées par François Truffaut et Alfred Hitchcock (toutes proportions gardées), cette série d’échanges ayant eu lieu en 1985 permet de revenir sur quarante années d’une carrière prolifique, de personnages passés à la postérité, de procédés techniques et narratifs en pagaille, ainsi que de passionnantes réflexions et anecdotes personnelles. André Franquin, d’abord réticent à l’exercice (qu’il qualifie d’ailleurs de « cauchemar »), finit par s’y livrer entièrement, sans faux-semblant.

Plus de 400 pages illustrées à travers lesquelles Numa Sadoul expose en clerc ce qui constitue l’étoffe d’André Franquin. Tandis que l’époque n’est guère à la réjouissance – en 1985, l’auteur et dessinateur belge vient de perdre des amis proches et assiste, impuissant, au démantèlement des éditions Dupuis, chères à son cœur –, l’écrivain et metteur en scène, par ailleurs spécialiste de la bande dessinée, parvient enfin à convaincre (ou plutôt à piéger) Franquin pour qu’il accède à une requête déjà vieille de dix ans (et réitérée à plusieurs reprises) : consentir à s’épancher, le long d’un témoignage précieux, sur son travail et sa vie personnelle. Numa Sadoul n’en est pas à son coup d’essai, puisqu’il a déjà réalisé pareil exercice avec Hergé. Cette fois-ci, il dispose de pas moins de 34 heures de dialogue réparties sur 26 cassettes audio. De quoi dresser le portrait exhaustif d’un auteur pétri de contradictions, dont la moindre n’était certainement pas ce jumelage désordonné entre une dépression chronique et un humour tapageur, le vague à l’âme et l’âme d’enfant.

À travers André Franquin, le lecteur croise des personnalités aussi diverses que Joseph Gillain, René Goscinny, Marcel Gotlib, Steven Spielberg, Paul Verlaine ou encore Yvan Delporte. Certaines ont fait partie intégrante de sa vie, d’autres relèvent plutôt de l’étalon à l’aune duquel se mesurent ses créations ou ses idées. Parmi les propos les plus saillants rapportés par Numa Sadoul, on citera ceux relatifs à la religion, la liberté éditoriale ou la pornographie dessinée.

Franquin explique ainsi que certains sujets échapperont toujours à l’entendement humain (tels que la taille réelle de l’univers) et que, s’il ne croit pas en un Dieu quelconque, il trouve en revanche intéressante la fabrique scientifique. Évoquant le TROMBONE illustré, qui a vécu l’espace de trente numéros à l’intérieur du journal de Spirou, il rappelle que son objectif consistait avant tout à traiter certains sujets soigneusement évités dans le magazine. Raison pour laquelle, très certainement, le TROMBONE fut battu en brèche par son rédacteur en chef de l’époque. Franquin va plus loin dans la réflexion et décrit Charlie Hebdo comme une sorte d’idéal, sans attache publicitaire, pouvant se permettre de se soustraire à tous les diktats.

Ce qui s’ensuit en ressort d’autant plus évident : alors que Jijé a terminé sa vie en croisade contre la pornographie en bande dessinée (fait plusieurs fois évoqué dans l’ouvrage), Franquin se montre beaucoup plus ouvert. Il y voit la possibilité d’accomplir des choses intéressantes, et même de créer des gags dans le cas des caricatures. Il confesse qu’il lui est arrivé, comme à beaucoup d’autres dessinateurs, de s’adonner secrètement aux dessins érotiques, pour le seul plaisir du graphisme. Il n’a cependant jamais été plus loin, essentiellement par peur du ridicule.

Running gags, élaboration de la voiture Turbot 2, décors façonnés par Jidéhem, dons culinaires de Gaston Lagaffe, histoire facétieusement adaptée de La Fontaine, Fluide glacial et sa réunion incroyable de talents, milieu circassien, mésaventures avec les douaniers, expositions lui étant consacrées, opposition aux parcmètres, jalousie entre auteurs lors des séances de dédicaces : le nombre de sujets, importants ou accessoires, passés en revue dans Et Franquin créa la gaffe a quelque chose de vertigineux.

Sur la personnalité et le style de Franquin, on en apprend évidemment énormément. Celui qui n’avait pas l’habitude d’accorder d’entretiens et préférait de loin la discrétion aux grands déballages impudiques se reproche ici son manque de fantaisie, revient sur certaines règles de l’efficacité graphique, verbalise ses difficultés professionnelles (les creux, les ratés, son incapacité à dessiner le feu ou à se sentir à sa place en certaines circonstances…). Il explicite certains aspects techniques, l’usage des couleurs, la science du cadre (il désapprouvait qu’un dessin s’en émancipe).

Passionnant, sincère, d’une densité remarquable, Et Franquin créa la gaffe permet de prendre la pleine mesure d’une personnalité séminale de la bande dessinée et de se familiariser avec un parcours plus accidenté qu’il n’y paraît.

Et Franquin créa la gaffe, Numa Sadoul et André Franquin
Glénat, novembre 2022, 432 pages

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