Dans Enseignants, les nouveaux prolétaires (ESF), Frédéric Grimaud analyse les dynamiques en marche dans l’école française.
Frederick Winslow Taylor a donné son nom à une théorie de gestion de l’organisation du travail qui cherche à améliorer l’efficacité économique, en particulier la productivité du travail. Cette approche, le taylorisme, a été développée à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, et repose sur la « scientifisation » et la division du travail, ainsi que – sans le dire – la précarisation des travailleurs, l’individualisation et l’aliénation. Ses effets se font ressentir encore aujourd’hui, notamment à travers ses dérivés, le New Public Management et le lean management.
La scientifisation du travail, pierre angulaire, implique l’utilisation de méthodes scientifiques pour analyser le travail dans le but d’optimiser la productivité. Taylor préconisait une étude minutieuse des tâches individuelles pour déterminer la « meilleure façon » de les accomplir, utilisant des mesures de temps et de mouvement pour créer des normes de production efficaces. Cette approche a également conduit à une division du travail, où les tâches complexes sont minutieusement décomposées, en opérations simples, pouvant être exécutées sans formation approfondie. Dans son ouvrage, Frédéric Grimaud relie tous ces éléments à la situation actuelle des enseignants, privés de vision d’ensemble sur leur métier, ses tenants et ses aboutissants.
En cherchant à augmenter la productivité, le taylorisme a mené à la précarisation des travailleurs. La simplification des tâches a en effet réduit la nécessité de compétences spécialisées, rendant de ce fait les travailleurs plus interchangeables, et donc moins en mesure de négocier de meilleures conditions de travail ou des salaires plus élevés. Dans le même temps, cette approche visait à encourager la compétitivité et à maximiser l’efficacité personnelle, contribuant à l’aliénation des travailleurs, en les isolant de leurs collègues et en réduisant le sentiment d’appartenance à une communauté. Ce phénomène a été exacerbé par la nature répétitive et fragmentée du travail divisé, qui séparait les parties prenantes du produit final de leur labeur, impactant négativement leur satisfaction et leur motivation.
Le taylorisme à l’école
Le parti pris de Frédéric Grimaud consiste à décrypter la situation scolaire actuelle en France à travers ce prisme. Bien que le système éducatif diffère sensiblement de l’industrie pour laquelle le taylorisme a été conçu, certains parallèles peuvent être tracés, et l’auteur en rend compte avec persuasion. S’il nous est impossible de synthétiser ici l’ensemble de son propos, prenons quelques exemples concrets permettant d’illustrer sa démarche.
La figure du conseiller pédagogique, de l’inspecteur ou du directeur d’établissement est par exemple comparée à celle du contre-maître dans le modèle tayloriste. Ces rôles impliquent une surveillance, une évaluation de la performance des enseignants et de la mise en œuvre de directives pédagogiques. Les écoles, mises en concurrence, traitées comme des mini-entreprises, renvoient à la logique de marché introduite dans le secteur public par le New Public Management, qui s’inspire pour partie du taylorisme. Cette approche met l’accent sur la performance, la mesure des résultats et la compétition, ce qui peut conduire à une standardisation de l’offre éducative, où les écoles cherchent à maximiser leurs « performances » selon des critères quantitatifs, plutôt que de répondre aux besoins spécifiques de leurs élèves.
Autre sujet particulièrement commenté : l’adoption presque sans débat, favorisée par la crise sanitaire, des neurosciences et des outils numériques dans l’éducation. Sous couvert de progrès, motivé par la recherche scientifique, les professeurs ont dû sensiblement revoir leurs méthodes d’enseignement. Déjà confrontés à des conditions de travail difficiles, à des salaires insuffisants et à un manque de moyens dénoncé année après année, les enseignants, comme les ouvriers soumis au modèle tayloriste, se voient contraints d’appliquer des prescriptions scolaires, de plus en plus nombreuses, sans qu’on leur offre la vision d’ensemble qui les explique et les légitime.
Pis, Frédéric Grimaud évoque la volonté réaffirmée d’évaluer les enseignants et d’introduire un salaire différentiel basé sur la performance, ce qui s’inscrit dans la logique de l’individualisation et de la mesure du taylorisme. L’auteur aborde également la question de l’augmentation de la charge administrative pour les enseignants, qui reflète une forme de bureaucratisation visant à occuper continuellement les enseignants – dans des tâches parfois absurdes et déconnectées de leur cœur de métier. Cette surcharge de travail administratif détourne les enseignants de leur mission première, l’enseignement et l’accompagnement des élèves, et contribue à leur aliénation.
Enseignants, les nouveaux prolétaires est un essai concis, édifiant et pessimiste quant à l’évolution d’un métier pourtant indispensable à la bonne marche du pays. Frédéric Grimaud énonce l’un après l’autre les obstacles qui entravent l’école, de plus en plus désertée, au point que les campagnes de recrutement passent désormais par des « jobs dating ». C’est dire.
Enseignants, les nouveaux prolétaires, Frédéric Grimaud
ESF, février 2024, 154 pages