Nouvelle édition, revue et augmentée, d’un ouvrage paru en 2003 sous le titre La Damnation d’Edgar P. Jacobs, cette biographie d’Edgar P. Jacobs désormais intitulée Un pacte avec Blake et Mortimer fait revivre le dessinateur sous nos yeux. On comprend comment et pourquoi il est passé à la postérité pour une série BD emblématique, alors qu’il se rêvait en baryton à l’affiche des meilleurs opéras en Belgique.
Ce livre relativement épais (384 pages) comblera les admirateurs du dessinateur qui a bâti sa réputation quasiment exclusivement autour de la série Blake et Mortimer appréciée par plusieurs générations, fait notable car significatif d’une époque où la BD ne faisait encore qu’émerger. D’ailleurs, Edgar P. Jacobs restait un peu dubitatif vis-à-vis de ce qu’on appelle l’École franco-belge. Il considérait qu’en fait la désormais réputée ligne claire s’est imposée naturellement, du fait des conditions d’impressions, pour rendre les planches parfaitement lisibles. Ce qui amène à évoquer sa relation avec Hergé, le dessinateur de Tintin, avec qui il entretint une longue et solide amitié basée sur une estime réciproque. Hergé employa un temps Jacobs pour la refonte de ses albums qu’il voulait en couleurs et avec un graphisme épuré. Dans cette tâche, Jacobs donna toute satisfaction. À tel point qu’Hergé aurait voulu que Jacobs s’y consacre entièrement. Ce fut un motif de – légère – discorde, car Jacobs n’accepta jamais, considérant qu’il avait besoin de temps pour ses propres œuvres. La question de la rémunération de Jabobs mit également en valeur une certaine différence d’appréciation de la situation entre les deux dessinateurs. Il semblerait que la vraie raison qui fit naître une sorte de rivalité entre eux, c’est qu’Hergé aurait préféré que Jacobs ne se présente jamais comme une sorte de concurrent à ce qu’il produisait lui-même. Ce qui n’empêcha pas la parution des aventures de Blake et Mortimer dans le Journal Tintin. Pour divers points sensibles (l’évolution de leurs vies sentimentales par exemple), Jacobs et Hergé devinrent moins proches au fil des années et l’apparition (ou la mise en évidence) d’une certaine tendance à la paranoïa chez Jacobs en devint une sorte de révélateur. Il faut dire que le succès obtenu par Tintin fit de l’ombre à Blake et Mortimer. Par extension, Jacobs n’obtint pas de son vivant la reconnaissance à laquelle il pouvait légitimement aspirer, surtout en comparaison avec celle reçue par Hergé.
Jacobs au travail
Le dessinateur se fit la réputation de quelqu’un qui livrait régulièrement ses planches avec du retard. En contrepartie, il acquit aussi la réputation de quelqu’un de très attaché aux détails. L’anecdote célèbre qui va dans ce sens, c’est son inflexible patience avant de finir une planche de son ultime album (Les 3 formules de professeur Sato), parce qu’il attendait la réception de la photo d’une poubelle utilisée à Tokyo. La biographie s’attarde judicieusement sur l’enfance de Jacobs, à une époque difficile, ainsi que sur ses rencontres (notamment l’amitié qu’il conserva malgré beaucoup de péripéties pas faciles avec Jacques van Melkebeke, qu’il consulta régulièrement pour discuter du scénario de chacun de ses albums, mais qui ne sera jamais crédité parce qu’il n’intervenait qu’à titre amical et juste pour donner des idées et émettre des avis). Les auteurs s’attardent aussi sur sa carrière avortée au théâtre lyrique pour justifier le goût de Jacobs pour des situations particulièrement théâtrales, mises en scène en soignant chaque détail. Ils signalent les influences qu’il eut à ses débuts pour expliquer sa façon de faire, avec beaucoup de textes pour expliquer la progression de l’action, commenter les faits et gestes de ses protagonistes. Mais peut-on sérieusement envisager un Edgar P. Jacobs produisant autre chose parce qu’il aurait travaillé autrement ? Il a eu tout le temps de réfléchir à son travail et ses méthodes, observer celui des autres (avec leurs évolutions). À mon avis, s’il a persisté dans la voie que nous connaissons, c’est parce qu’elle correspondait vraiment à sa personnalité.
Chronologie des événements
Cette biographie la respecte, ce qui a son importance, notamment pour comprendre comment Jacobs, qui ne se destinait pas à la BD, est devenu une référence dans ce domaine. Passionné depuis toujours par les effets théâtraux, il avait eu l’occasion d’assister dans sa jeunesse à des représentations d’opéra. Fasciné, il avait trouvé un univers à la mesure de ses ambitions. De fait, il devint baryton et tenta de percer dans cette voie. Pour cela, le Belge qu’il était ira jusque Lille. Las, cela ne lui permit jamais de faire bouillir la marmite. Comme il dessinait, il eut des commandes, notamment pour des catalogues, puis pour illustrer La Guerre des mondes d’HG Wells, roman qui le fascina au point d’exercer une réelle influence sur son œuvre future. Au gré des rencontres et des circonstances, il finit par élaborer sa première bande dessinée, Le Rayon U clairement inspiré par Flash Gordon d’Alex Raymond (c’était une commande). Sa carrière est lancée et il s’attaque à Blake et Mortimer, sans bien sûr imaginer le succès promis à cette série.
De la jeunesse besogneuse à la reconnaissance
Il faut savoir que le futur dessinateur est né dans un milieu particulier, puisque son père était sergent de ville. Ce qui veut dire que Jacobs a eu une éducation placée sous le signe de l’autorité. La famille vivait en toute modestie et les visées en direction de l’opéra ou du dessin (formation à l’Académie royale des Beaux-Arts) n’éveillaient pas un écho spécialement favorable. De plus, Jacobs commença à chercher du travail pendant la guerre. Une période où sa vie sentimentale émergeait. Il se maria et eut le besoin crucial de gagner sa vie, ce que le dessin lui permit. Son goût pour les effets théâtraux trouva un terrain favorable dans les aventures de Blake et Mortimer, où régulièrement des dessins de grande taille, soignés dans tous les détails, marquent l’imaginaire des lecteurs (lectrices), jusqu’à intégrer ce qu’on pourrait désigner comme le panthéon de la BD.
L’héritage
Jacobs a proposé une autobiographie intitulée Un opéra de papier (parution : décembre 1981) qui aurait pu (dû ?) devenir définitive. Mais le dessinateur rechignait à parler de sa vie privée, considérant que son œuvre devait se suffire à elle-même. C’était oublier (ou mésestimer) l’influence qu’elle pouvait avoir sur son œuvre. Cette biographie cosignée Benoît Mouchard et François Rivière, connaisseurs et familiers du dessinateur, comble ces omissions. Ils ont le bon goût de retranscrire des parties significatives d’entretiens, ainsi que de se reporter quand cela se révèle nécessaire à ce que Jacobs lui-même écrivait (sources assez diverses). Leur description de la fin de vie du dessinateur (mort en 1987), est assez poignante et détaille comment et pourquoi ses albums ont pu trouver les prolongements que l’on connaît, avec des réussites diverses mais aucune vraiment à la hauteur de ce qu’il faisait à son meilleur (Le Mystère de la Grande Pyramide, La Marque jaune et Le Piège diabolique). Un ouvrage donc recommandable pour toute personne s’intéressant de près à l’œuvre d’Edgar P. Jacobs. Enfin, comment conclure sans évoquer le personnage d’Olrik, le méchant tellement réussi que Jacobs le réutilisait presque à chaque nouvel album ? Le dessinateur reconnaissait qu’il s’agissait du personnage auquel il s’identifiait le plus facilement.