Du thé pour les fantômes : un roman captivant entre sororité à inventer et magie

Chloé Margueritte Reporter LeMagduCiné
4.5

Du thé pour les fantômes est le deuxième roman de Chris Vuklisevic. Ancré dans un décor niçois très réaliste et un enjeu teinté de quotidien – conquérir l’amour d’une mère – le roman distille pourtant un fantastique sombre et élégant. Un récit au réalisme magique raconté au coin du feu, autour d’un thé dans une ambiance qui se tient jusqu’au bout et sans destinée royale ou sanguinaire. Une vraie réussite !

Résumé : Agonie est sorcière. Félicité, passeuse de fantômes. Le silence dure depuis trente ans entre ces deux filles de berger, jusqu’au jour où la mort brutale de leur mère les réunit malgré elles. Pour recueillir ses derniers mots, elles doivent retrouver son spectre, retracer ensemble le passé de cette femme qui a aimé l’une et rejeté l’autre. Mais le fantôme de leur mère reste introuvable, et les témoins de sa vie, morts ou vivants, en dessinent un portrait étrange, voire contradictoire. Que voulait-elle révéler avant de mourir ? Qui était vraiment cette femme fragmentée, multiple ? Leur quête de vérité emmènera les sœurs des ruelles de Nice au désert d’Almería, de la vallée des Merveilles aux villages abandonnés de Provence, et dans les profondeurs des silences familiaux. Entrez dans le salon de thé. Prenez une tasse chaude à l’abri de la pluie. Écoutez leur histoire.

Chris Vuklisevic a 31 ans et après un premier roman lauréat du concours de Folio SF (pour ses 20 ans), elle publie Du thé pour les fantômes. Son premier roman; ayant pour titre Derniers jours d’un monde oublié, pourrait être la note d’intention du second. Soit une mère qui refuse de quitter l’endroit perdu où elle vit désormais totalement isolée. Un lieu entre morts et merveilles, hanté par ses personnalités multiples et des colères terribles. Sa mort réunit deux sœurs jumelles, ses filles, séparées et fâchées depuis trente ans. Les retrouvailles sont explosives entre Félicité, la passeuse de fantômes et Agonie, la sorcière. Dans un univers en apparence très quotidien, comme l’ont aussi très bien exploité la série Les Revenants ou le plus récent Le Règne animal, le fantastique s’invite par petites touches. Ces fantômes d’abord qui sirotent un thé pendant qu’un conteur s’adresse à nous et nous raconte une histoire. Ces autres fantômes que Félicité croise (et aide aussi!) lors de ses ascensions vers le mont Bégo pour retrouver sa mère. Pourtant, dans les ruelles de Nice, dans la quête d’Agonie pour l’amour de sa mère ou dans celle de Félicité pour trouver sa place dans l’endroit où elle entame ses études, et plus largement dans le monde, les enjeux demeurent accessibles, loin des épopées habituelles. C’est certainement ce qui va le mieux définir le réalisme magique, si tant est que l’autrice veuille se cantonner à un genre.

Ces enjeux en apparence simples rendent d’autant plus fort le rapport à la monstruosité que Chris Vuklisevic développe dans son roman. Dès qu’elle raconte la naissance des deux jumelles, Félicité puis Agonie, l’écriture est précise, faite d’images qui convoquent aussi bien l’accouchement à la campagne que la création de Frankenstein.  « C’est un  jour de brouillard; on n’y voit pas à trois mètres. La sage-femme est prise de remords. Elle le sait, elle, à cette brume qui recouvre tout,  que c’est un jour où naissent les démons (…) Les jumelles ont grandi. Les filles de bergers savent s’occuper d’elles-mêmes plus tôt que les autres (…) C’est au retour d’un de ses voyages que Félicité a reçu son tout premier service à thé (….) La porcelaine était si fine qu’on pouvait voir, à travers, la foudre zébrer la nuit certains soirs d’orage ». Voici comment s’entremêlent les deux niveaux de récit dans l’écriture de la jeune romancière (ici dans l’extrait du 2ème chapitre « Monstres »).  Dès la naissance les deux sœurs sont donc comparées, séparées par l’adoration de la mère pour l’une et la détestation pour l’autre. Il sera question tout au long du récit d’inventer une relation entre ces deux sœurs, de les rapprocher autour du secret de la vie de leur mère qui disparaissait deux semaines par an et revenait trempée les bras chargés de fruits exotiques. Des mets auxquels Agonie n’avait pas le droit de goûter.

En cherchant le fantôme de leur mère, Félicité et Egonia (c’est le nom que la sage-femme a fait inscrire en mairie ne pouvant se résoudre à donner celui décidé par la mère), s’allient et défrichent leur passé. Elles rencontrent des personnages hauts en couleurs, fantômes ou vivants et apprennent à s’apprivoiser.  En choisissant le thé, dont celui des Merveilles seul capable de faire parler les fantômes, Chris Vuklisevic instaure un rituel au sein de son récit. Elle file aussi la métaphore de l’accoucheuse entamée dès son deuxième chapitre, en proposant sans cesse de faire naître la vérité, quitte à l’extorquer.  Elle fait du Thé pour les fantômes un récit de passage ; et apprend à ses personnages à accepter d’aller de l’avant, de quitter le labyrinthe du passé. Enfin, avec son narrateur qui s’adresse au lecteur comme un passeur d’histoires (toute l’ambiance de la pluie qui s’abat au dehors, du coin du feu, est extrêmement bien retranscrite), elle fait de son roman un cocon où les pires sentiments s’expriment, mais où elle offre la capacité aux personnages de trouver la clef pour s’apaiser. Un grand roman qui mêle habilement différents styles, de grands et beaux sentiments, qui nous fait doucement passer de l’autre côté du miroir. C’est bien ainsi que l’autrice elle-même résume son travail pour Du thé pour les fantômes : « une enquête intime sur des secrets de famille, dans une Provence brute et sombre, teintée de contes et de magie ».

Du thé pour les fantômes. 448 pages, 140 x 205 mm
Fantastique
Collection Lunes d’encre
Parution : 03-05-2023
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Reporter LeMagduCiné