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« Dérégler l’art moderne », par la caricature

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

L’historien de l’art Bertrand Tillier publie aux éditions Hazan Dérégler l’art moderne, un ouvrage consacré à l’évolution de la caricature – et de sa perception – de la Renaissance jusqu’aux mouvements artistiques récents – fauvisme, dadaïsme, surréalisme…

« Le caricatural a peut-être entraîné l’art du côté du divertissement, dont la tentation relève presque d’une sorte de pose. Mais il a instillé le doute et semé le trouble. S’il détruit moins qu’il ne destitue et pervertit, il contribue à une remise en cause de l’acte créateur et du statut de l’artiste, en dissolvant les supports traditionnels, les formes et les intentions historiques de l’art. Ce mouvement de carnavalisation et de trivialisation de l’art par le caricatural exige d’être pris en compte, pour comprendre les enjeux et le statut d’une part non négligeable de l’art actuel. » C’est par ces mots limpides que se clôture Dérégler l’art moderne. Au crépuscule de sa réflexion, l’historien de l’art Bertrand Tillier a déjà rappelé à quel point le fauvisme, le surréalisme ou encore le dadaïsme sont entrés en résonance avec la caricature, les représentants du premier y trouvant de quoi assouvir leur quête formelle d’expressivité, quand ceux du dernier ont rejeté par son usage une culture bourgeoise jugée dévoyée. Dans une position intermédiaire, Paul Klee et Jean Dubuffet se sont montrés en quête de réinvention plastique, exploitant la déformation et l’altération pour mieux marquer le caractère anti-conventionnel de leur art, et attachés à une sorte de « désapprentissage » du classicisme réaliste.

Avant d’en arriver là et de se déterritorialiser, la caricature a fait l’objet d’expérimentations, d’extensions artistiques, provoquant la défiance à mesure qu’elle investissait tableaux, sculptures ou pages des journaux. Bertrand Tillier se penche sur Charlet, Daumier, Töpffer, Gavarni, Carrache ou Ghezzi (le premier caricaturiste professionnel), décrit la caricature comme un « objet protéiforme et insaisissable », là où l’Encyclopédie de Diderot mentionnait plutôt une « espèce de libertinage de l’imagination ». Dans le sillage d’Ernst Kris et Ernst Gombrich, on la décrit comme une pulsion d’agressivité. Après la Révolution française, elle devient un objet utilitaire et critique. Elle est cependant longtemps perçue comme une vulgaire annexe de l’art, marginale et malmenant une esthétique hyper-normée. À travers les « exercices didactiques » de Léonard de Vinci, par l’intermédiaire de certains graveurs, via un William Hogarth confondant l’idéal et le trivial, le beau et le laid, les élites et la plèbe, la caricature amène le « trouble dans les valeurs établies de l’art ». Comme l’explique en détail l’ouvrage, la caricature s’autonomise au XVIIIe siècle et renvoie à un « monde à l’envers ». L’égout royal (1791) procède ainsi à une inversion des normes et des conditions. L’œuvre suspend les hiérarchies, dégrade moralement et physiquement les nobles.

La circonspection qui entoure la caricature s’explique par les heurts figuratifs qu’elle occasionne vis-à-vis de l’art noble : supports pluriels et parfois modestes, destination populaire, destitution des élites, altération de la réalité… Alors que sa production se densifie (profitant notamment de la démocratisation de l’imprimerie), qu’elle touche désormais tous les espaces sociaux et apparaît de plus en plus comme le thermomètre de l’opinion, la caricature voit se porter sur elle toutes sortes de jugements à l’emporte-pièce. Ses entreprises d’amplification, de destruction et de satirisation sont accueillies avec défiance : Jean-Louis Forain voit son travail éclipsé par ses caricatures, les frères Goncourt se servent du personnage d’Anatole dans Manette Salomon pour assimiler les caricaturistes à des profanateurs ou des singes, on met volontiers la folie d’André Gill au crédit de ses activités artistiques… « Le caricatural est donc un « mal-peindre », dans tous les sens du terme : genres avilis, sujets indignes et manière inversée, qui constituent l’œuvre comme la dénégation ou la blague de l’art, la preuve d’une incohérence ou d’une incompétence, le lieu de l’outrance ou de la dégradation, pour procéder à l’avènement de l’excès et de la monstruosité censés liquider toute intention artistique. » Les craintes vont redoubler quand Jacques-Louis David, Francisco de Goya ou encore Eugène Delacroix, malgré des ambiguïtés, vont à leur tour s’emparer du caricatural… Pour Victor Hugo, cela ne fait pas un pli : le grotesque est une manière idoine de lutter contre l’académisme et de régénérer l’art.

Edgar Degas, James Ensor, les Nabis, Sem, André Rouveyre, les arts décoratifs, Pablo Picasso : Bertrand Tillier procède à un examen minutieux de la caricature, ses évolutions et celles des perceptions dont elle fait l’objet. Il explique que les distinctions entre les arts majeurs et mineurs s’abolissent progressivement et que les formes expressives valent de plus en plus pour les sensations qu’elles véhiculent, au-delà des valeurs d’usage jusque-là prescrites. « Le caricatural ne contribue-t-il pas à l’entreprise de démolition qu’est le surréalisme, acharné à faire voler en éclats tous les protocoles (artistiques, poétiques, sociaux, politiques…), à force de provocations, de blasphèmes, d’insultes et de polémiques ? » Une autre question, traduisant le climat ambiant, se pose en sus : « Le caricatural n’est-il pas un avatar de la fascination des surréalistes pour ce que Georges Bataille a désigné comme le « bas matérialisme » – la réfutation de toute forme d’idéalisation et la culture de l’abjection jusqu’à l’écœurement–, présent dans les œuvres indéchiffrables de Salvador Dalí, de Max Ernst ou de Victor Brauner ? » D’un bout à l’autre, Dérégler l’art moderne vise à exposer comment ces interrogations se sont imposées aux gardiens du classicisme artistique.

Dérégler l’art moderne, Bertrand Tillier
Hazan, mai 2021, 240 pages

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