Les éditions Lux publient l’opuscule Des Big Pharma aux communs, de Gaëlle Krikorian. De la constitution de positions dominantes, voire monopolistiques, aux recherches subventionnées en passant par la détermination de prix tout sauf démocratiques, l’économie du médicament et l’organisation de la filière font l’objet d’une critique en règle.
La pandémie de Covid-19 a remis ces questions sur la place publique. Il y a d’abord eu la commercialisation de vaccins basés sur une technologie novatrice, l’ARN messager, fruit de quarante années de recherches croisées. La production de millions de doses, l’opacité autour des prix, les inégalités d’accès à ces nouveaux produits ont ensuite à leur tour fait les gros titres des journaux. Dans l’opuscule De Big Pharma aux communs, Gaëlle Krikorian ne cesse de rappeler l’importance des financements publics dans la recherche et le développement des médicaments, mais aussi les raisons pour lesquelles les marchés de petite taille (dont la Belgique) ou émergents (en Afrique, en Asie) se trouvent parfois exclus, ou sanctionnés, au moment de se porter acquéreurs de produits pharmaceutiques dont ils ont – parfois impérativement – besoin.
Quelques données nous aident à mettre en lumière les enjeux présents. Les pouvoirs publics français encouragent la recherche via le système des crédits d’impôts, qui représente à lui seul plus de 600 milliards d’euros de subventions annuelles pour le secteur pharmaceutique. Aux États-Unis, la situation est similaire, puisque le public y finance à plus de 50% la recherche. En 2020, les huit premières multinationales pharmaceutiques affichaient des marges de profit se situant entre 15 à 25 %, alors que le taux moyen tous secteurs confondus était de l’ordre des 7 %. En 2021, pendant la crise sanitaire, Moderna, qui déclarait à peine 60 millions de dollars de chiffre d’affaires en 2019, a pu se prévaloir d’un CA redimensionné, avoisinant les 18 milliards. À ces faits, Gaëlle Krikorian ajoute les pénuries diverses, les scandales pharmaceutiques (le Mediator en France, l’OxyContin aux États-Unis) ou encore certains prix scandaleux, et pas seulement pour les maladies rares (Gilead facture ainsi 42 000 € une cure de trois semaines pour l’hépatite C, tandis que les Américains diabétiques doivent payer plus de 1000 dollars par mois pour leur dose quotidienne d’insuline).
Gaëlle Krikorian rappelle que les maladies touchant principalement les populations pauvres ne font généralement pas l’objet de recherches scientifiques étayées, car la commercialisation de médicaments est alors jugée non rentable. Des défaillances de marché qui s’appliquent aussi aux cancers pédiatriques et qui, dans le cas des pénuries, peuvent toucher des substances aussi usuelles que la pénicilline (ou la morphine lors des pics d’hospitalisation de la Covid-19). Les firmes pharmaceutiques n’hésitent pas à mener des études pour voir quel montant serait prêt à payer les malades des pays riches, ainsi que leurs organismes assureurs. Et les brevets présentés comme une condition sine qua non de la recherche et du progrès scientifique entraînent toutes sortes de dérives. Même quand ils sont publiés conformément aux recommandations de l’OMC après vingt ans, les documents, jusque-là confidentiels, demeurent lacunaires, ce qui rend l’apparition de produits alternatifs d’autant plus complexe. Et l’auteure de rappeler que même des adaptations mineures font aujourd’hui l’objet d’une protection intellectuelle.
Le secteur pharmaceutique est aujourd’hui très financiarisé. Les grands groupes ne sont plus dirigés par des scientifiques ou des médecins, mais par des gestionnaires ou des juristes. Les dividendes, le lobbying (36 millions d’euros rien qu’à Bruxelles), les portes tournantes y forment un horizon indépassable, témoignant d’une mutation du métier et d’un renouvellement des attentes. En 1995, une douzaine de firmes menée par Pfizer pesait déjà sur les accords de l’OMC ayant trait à la propriété intellectuelle. Aujourd’hui, ces mêmes multinationales déclarent leurs profits dans des paradis fiscaux (de l’Irlande à Singapour) et abusent du secret commercial et d’affaires pour que règne l’opacité sur leurs activités. C’est ainsi que les négociations tarifaires avec les pouvoirs publics demeurent secrètes, de même que les résultats de certains essais cliniques, ou les capacités/modalités/coûts de production des médicaments. Pour remédier à cette situation insatisfaisante, Gaëlle Krikorian en appelle aux licences obligatoires, à la transparence, à l’évolution du droit, à de nouveaux types de collaboration et de contrat entre les différents acteurs. C’est peut-être par une réflexion profonde sur les communs que le secteur gagnera en éthique et en diligence.
Des Big Pharma aux communs, Gaëlle Krikorian
Lux, octobre 2022, 138 pages