Géographe et auteur de bandes dessinées, Jean Leveugle publie Curiosités cartographiques aux éditions Autrement. À l’aide d’une centaine de cartes, il y revient sur le caractère arbitraire et parfois absurde des cartes et de leurs conventions.
Jean Leveugle le précise dès l’avant-propos de Curiosités cartographiques : les cartes ne sont qu’une représentation imparfaite du réel, soumise aux aléas des conventions qui en déterminent les traits constitutifs (échelle, forme, couleurs, projections, etc.). Dans un ouvrage à la fois ludique et didactique, il s’échine à en présenter les tenants et aboutissants, mais aussi à se jouer de leurs limites. Ces dernières s’objectivent rapidement, à l’aide de deux célèbres exemples. Entre les pages 10 et 13, l’auteur expose ainsi à ses lecteurs le caractère arbitraire des orientations des mappemondes – la forme classique, faisant de l’Europe le centre du monde, semble annoncer la domination du Nord sur le Sud –, tandis que les projections se révèlent toujours insatisfaisantes soit à l’endroit de la taille des territoires, soit à propos de leurs formes (voire les deux à la fois !). La plus connue d’entre elles, celle de Mercator, exagère grandement les proportions des régions du Nord, déficit corrigé par la projection de Peters, qui sacrifie en revanche les angles. Un autre exemple édifiant apparaît page 20 et rend à l’Afrique sa grandeur effective : on peut y fondre rien de moins que les États-Unis, la Chine, l’Iran, l’Allemagne, la France, la Roumanie, l’Italie, la Turquie, la Norvège, le Royaume-Uni, la Suède, la péninsule ibérique, le Japon, la Bulgarie, la Finlande, la Pologne et le Groenland !
Cartographier, c’est choisir, avec subjectivité, et donc renoncer, ce qui peut nuire à la bonne compréhension des cartes. Prenons l’exemple des victimes des attentats islamistes : se pencher sur l’Europe peut donner l’impression d’un continent assiégé par des ennemis de la liberté, mais décentrer le regard en englobant le monde entier aide à relativiser, puisque la Syrie, l’Afghanistan, le Nigéria ou la Somalie connaissent des situations bien plus préoccupantes que les nôtres. Jean Leveugle reproduit cette analyse avec les déserts médicaux ou la pollution. Dans le premier cas, les territoires d’outre-mer peuvent voir leurs problèmes sous-estimés par les échelles choisies. Dans le second, il faut impérativement considérer l’Asie pour remettre l’Europe à sa juste place. La problématique des données incomplètes est encore plus édifiante quand il s’agit d’analyser la carte électorale américaine : Donald Trump semble l’emporter sur 80% du territoire, mais – élément cardinal n’apparaissant pas sur une carte lambda – les régions dominées par Joe Biden, celles du littoral, possèdent une densité de population bien plus importante que dans l’Amérique rurale. Et Curiosités cartographiques continue ses pérégrinations en s’intéressant au choix des couleurs (anxiogènes, dévalorisantes…) pour objectiver la présence des Roms ou le vote FN, en présentant la concentration des populations dans l’Asie du sud-est ou encore en se penchant sur la diagonale du vide féminin.
Lecture rapide mais non moins passionnante, l’ouvrage de Jean Leveugle pose un regard ironique sur une cartographie qu’il éclaire et met en critique dans un même élan. À cet égard, il s’inscrit en complément idéal de l’indispensable Les Cartes en question de Juliette Morel (Autrement, septembre 2021). Le non-initié y trouvera de quoi réfléchir sur ces représentations du monde qui, bien que sérieuses, continuent de présenter des biais et des angles morts. À mettre entre toutes les mains.
Curiosités cartographiques, Jean Leveugle
Autrement, mai 2022, 128 pages