Alain Delambre a 57 ans. Sa femme Nicole travaille comme documentaliste. Leurs deux filles sont actives, l’une enseignante et mariée, l’autre avocate. Victime des réalités de la conjoncture, Alain Delambre n’est malheureusement plus que l’ex-DRH d’une grosse boîte française. Très dur à son âge…
Pierre Lemaitre a pas mal de cordes à son arc (voir la diversité des genres qu’il aborde) et surtout un réel talent d’écrivain (prix Goncourt 2013) pour captiver ses lecteurs (et lectrices). D’emblée, on comprend la situation de son personnage central qui n’a rien pu faire contre la restructuration (un grand classique des méthodes réelles) dont il fut victime. À son âge, le chômage était quasi inéluctable. Mais c’était compter sans son caractère. Têtu, notre homme ne supporte pas l’inaction. Finalement, il a préféré des boulots minables (et dégradants) pour conserver un semblant de dignité. Employé à des tâches de manutention, il se retrouve malmené par un petit chef. Le moment où il a le malencontreux réflexe de réagir, pourrait être la conclusion de sa terrible chute. N’aurait-il pas commis une erreur fatale en cherchant à conserver une place sur le marché de l’emploi ? En effet, il se trouve continuellement à contre-courant, dans des situations qu’il n’aurait jamais dû occuper. C’est aussi vrai au travail que dans son cadre familial, car il est amené à mentir à sa femme (qui n’est pas dupe), pour ne pas l’inquiéter et à prétendre auprès de ses filles que tout va bien. Alors, bien sûr, quand il reçoit une convocation pour un entretien après avoir répondu à une annonce pour un emploi correspondant à ses qualifications réelles (et donc son expérience), avec Nicole ils oscillent entre fausse joie (cela doit cacher quelque chose) et désir de tenter le tout pour le tout afin de saisir cette chance qui ne se représentera jamais.
Jusqu’auboutiste, envers et contre tout
Avec ce roman, Pierre Lemaitre ne se contente pas de décrire l’itinéraire d’un ex-cadre qui refuse catégoriquement de se considérer comme battu et définitivement en dehors du système. En décrivant les méthodes inhumaines utilisées par les grosses boîtes pour tester et recruter leurs cadres, il dresse un état des lieux du marché de l’emploi et des déplorables conditions psychologiques que beaucoup supportent parce qu’ils n’ont pas le choix, s’ils veulent obtenir ou conserver une place en rapport avec leurs ambitions. Si l’auteur se permet d’aller très loin dans ce qu’il fait imaginer par un dirigeant et celui qu’il délègue pour s’occuper d’une opération d’envergure, cela sonne comme une sorte d’avertissement. Vu ce qui se pratique et vu que tout indique que tous ces acteurs sont impliqués dans un engrenage infernal où l’absence d’états d’âmes devient quasiment un atout, on n’a aucun mal à se dire que l’état d’esprit général ne peut que finir par mener à de telles dérives.
Les moyens d’une réussite
Pour obtenir ce roman aussi convaincant qu’alarmant, Pierre Lemaitre s’arrange pour dresser un portrait psychologique très réaliste de la plupart de ses personnages : Alain Delambre et sa famille (avec les relations entre chacun), et dans une moindre mesure deux ex-collègues d’Alain Delambre dans son dernier emploi minable, ainsi que quelques cadres de la grosse boîte où il postule. Ensuite, l’auteur divise son roman en trois parties. La première est racontée selon le point de vue d’Alain Delambre, la seconde par celui qui organise la très particulière session de recrutement où Alain Delambre va s’illustrer à sa façon. Enfin, la troisième partie est à nouveau présentée sous le point de vue d’Alain Delambre après une évolution particulièrement notable de sa situation. Ces changements de point de vue permettent de mieux saisir les tenants et aboutissants de l’engrenage infernal dans lequel plonge Alain Delambre (en apportant quelques révélations fondamentales). Enfin, l’auteur d’Alex (pour citer son plus marquant) se montre à la hauteur de ce qu’il a déjà écrit auparavant en ce qui concerne le style. Concrètement, il évite les phrases à rallonge et les chapitres trop longs, n’hésite pas à utiliser quelques répétitions lancinantes pour faire sentir une obsession qui s’installe et ses dialogues font sentir l’état d’esprit sans jamais céder à la tentation de remplissage.
Face à des professionnels
Pierre Lemaitre fait bien sentir qu’Alain Delambre considère qu’il n’a plus grand-chose à perdre (ce en quoi il finit par lui donner tort !) Puisqu’on lui a fait miroiter l’opportunité de retrouver un emploi où il pourrait à nouveau s’épanouir, il se donne les moyens d’y arriver, quitte à se mettre tout son entourage à dos. Dans son esprit, il considère qu’une fois parvenu à ses fins, il sera toujours temps d’expliquer ce qu’il avait en tête. Il s’avère malheureusement pour lui, que malgré la minutie de sa préparation, il improvise beaucoup trop souvent. Face à des professionnels sans état d’âme, cela le handicape lourdement.
Conclusion
On pourra reprocher à l’auteur quelques facilités scénaristiques, surtout dans la dernière partie. Mais il tient tellement son lecteur (sa lectrice) en haleine tout en enchaînant des situations hors des sentiers battus, qu’on aurait tort de faire la fine bouche. La réussite de Cadres noirs va bien au-delà de son titre astucieux, bien adapté à ce thriller hors normes. Sa description au vitriol du milieu des hautes sphères dirigeantes s’accompagne d’un constat social marquant. L’ensemble est d’autant plus convaincant que ses personnages sont parfaitement croqués (le plus inoubliable risque même d’être le plus modeste d’entre eux) et qu’il ne cède pas à la facilité d’un happy-end rassurant.