Au temps des Vikings, d’Anders Winroth : plongée au cœur du peuple qui n’en fut jamais un

Jules Chambry Rédacteur LeMagduCiné

Au temps des Vikings d’Anders Winroth est ressorti en mai dernier en format Poche aux éditions La Découverte. De quoi reparler de ce très bon livre d’histoire, aussi riche et précis que fluide et pédagogique.

Avant d’aborder le fond, et ce qui fait qu’Au temps des Vikings passionne, quelques mots sur la forme. Le livre d’Anders Winroth est très dense, abondamment référencé, et même ponctué ici et là d’illustrations bienvenues. L’écriture est simple, sans pour autant que la technicité et la profondeur des analyses n’en pâtissent, ce qui rend la lecture facile et agréable tout en délivrant des tas d’informations à la page. Si la majorité du texte prend la forme de descriptions historiques plutôt classiques, l’auteur s’autorise parfois quelques parenthèses de récits lorgnant vers la fiction, par exemple pour raconter la journée typique d’un jarl viking à la manière d’un roman, avant de décortiquer chaque élément d’un point de vue historique une fois la parenthèse refermée. L’autre aspect bénéfique à la lecture concerne les multiples changements d’échelle et de point de vue : on parle autant de communautés ou de villes que de familles, voire d’hommes et de femmes singuliers, de personnage célèbres (jarls, rois, chefs de guerre), légendaires (Beowulf) ou de simples fermiers (Estrid) et explorateurs (Rörik). Passer de l’individu au groupe, ou de la ville à la région, permet d’illustrer les discours plus généraux parfois abstraits par des récits de vies singulières très concrètes et humaines.

Dès le début du livre, Anders Winroth prend le temps de déconstruire les préjugés les plus tenaces sur les Vikings, expliquant déjà qu’il n’y a jamais eu de « peuple viking » à proprement parler, sinon des communautés scandinaves à l’héritage culturel commun et au mode de vie similaire, mais qui furent, durant ces trois siècles qui couvrent la période des Vikings, fondamentalement déchirées par des guerres et des jeux de pouvoirs semblables à ceux de l’Europe continentale. Par exemple, les casques à cornes, les drakkars ou encore l’« aigle de sang » sont autant d’illusions enracinées dans notre vision moderne : les casques vikings n’ont jamais eu de cornes ; le mot « drakkar » n’a jamais existé de leur temps ; l’aigle de sang n’a jamais été une vraie mise à mort et n’est lié qu’à une erreur d’interprétation d’un poème de l’époque. Le lecteur comprend rapidement que l’image traditionnelle que l’on a des Vikings n’est certes pas totalement fausse, mais largement exagérée et romancée par ceux qui en ont parlé en premier (à savoir l’Église chrétienne, qui avait le monopole de l’écriture au tournant du millénaire et était l’une des victimes principales des raids vikings du fait de ses monuments richement décorés ; pas étonnant que les auteurs chrétiens les aient dépeints comme des monstres assoiffés de sang, sans foi ni loi, alors qu’ils n’étaient en réalité pas plus violents et immoraux que les armées de Charlemagne à la même époque). L’histoire est une question de point de vue, et Anders Winroth le rappelle à plusieurs reprises pour éviter tout jugement, et relativiser les visions « barbarisantes » des Vikings.

Nous découvrons au fil des pages une société scandinave précurseure sur bien des points. Ce sont les Vikings qui, par exemple, ont importé le système d’impôts en Angleterre, en créant des ateliers de frappe très régulés et en exportant des outils de conversion très précis. Leur langue, le vieux norrois, a profondément influencé la langue anglo-saxonne (si bien que les jours de la semaine font référence aux dieux scandinaves : Tyr pour Tuesday, Thor pour Thursday, Frey pour Friday, etc.). Leur savoir-faire naval, les routes commerciales qu’ils ont tracées, et bien d’autres choses ont aussi profité à l’Europe du Moyen-Âge, et finalement participé à la modernisation et le renouvellement techniques et culturels d’une société européenne en crise.

En plus de raconter l’impact que les voyages vikings eurent sur le continent indo-européen, le livre d’Anders Winroth s’intéresse tout autant à la vie sociale en Scandinavie, « chez eux », notamment pour ceux qui ne combattaient pas ou ne commerçaient pas. On en apprend beaucoup sur la vie des fermiers, des agriculteurs, sur l’organisation de la vie familiale et des relations de voisinage (là encore sur un large spectre allant des « nobles » aux plus petites gens). Les chapitres sur la religion sont les plus passionnants, parce qu’ils disent tout du mode de vie viking et de la progressive dissolution de « l’esprit viking » au profit d’une assimilation de la culture chrétienne de l’Europe. La mythologie païenne, souvent fantasmée dans la culture populaire moderne, est en réalité difficile à harmoniser, les récits de l’époque, confus, varient et se contredisent d’un bord de la Scandinavie à l’autre. Tradition orale avant tout, et ne trouvant un ancrage écrit que dans les runes et la poésie scaldiques elles-mêmes très symboliques et cryptées, la « religion » viking a autant de variantes que de communautés, voire d’individus. On ne sait finalement pas grand-chose de la religion scandinave telle qu’elle fut vécue. C’est ce manque d’uniformisation (si tant est que ce soit un « manque »…) qui permit en tout cas à l’Église chrétienne d’asseoir progressivement son pouvoir et de se diffuser massivement, ne trouvant face à elle ni institution politique ni dogme pour lui résister, et transformant la Scandinavie en royaume médiéval parmi tant d’autres.

Ce qui reste aux historiens, c’est encore et toujours cette littérature poétique, si prolifique, si difficile à interpréter, mais qui demeure la seule source historique fiable, car la seule contemporaine du temps des Vikings. Une poésie belliqueuse et mystique, exaltant l’esprit guerrier et glorifiant les mythes. Une poésie essentiellement masculine, donc, par ce qu’elle raconte, mais aussi par et pour qui elle était écrite (par le scalde du chef dans sa maison-halle, pour les guerriers, notamment lors de célébrations avant ou après un long voyage). Anders Winroth fait d’ailleurs de la poésie son principal terreau de références, n’hésitant pas à illustrer ses chapitres de quelques vers traduits du vieux norrois, qui nous en apprenaient bien sûr sur les périples navals, mais aussi sur les relations amoureuses, la dureté du travail agricole, le rapport à la mort et aux dieux, l’héroïsme des guerriers, etc. L’auteur consacre un chapitre entier à l’analyse linguistique de la poésie viking ainsi que de leur alphabet runique, permettant de mieux comprendre aussi bien les traces de cet héritage dans la culture anglo-saxonne actuelle, que la façon de cristalliser des sentiments, des archétypes voire des dieux dans des symboles courts aux vertus magiques. Car si l’époque contemporaine est si friande de mythologie viking, c’est que ces hommes venus du nord ont toujours fasciné : loin d’être de simples brutes arriérées, ils étaient déjà très modernes (en termes de stratégie militaire, de technique navale, d’exploration et d’alliances commerciales) ; mais ils conservaient en eux un esprit fondamentalement littéraire, ouvert aux mythiques et aux légendes, digne de personnages romanesques.

Tout l’enjeu de ce beau livre d’Anders Winroth est justement de voir à quel point le temps des Vikings n’était qu’une parenthèse : avant, leur monde était inconnu ; au bout de trois siècles à peine, il s’était fondu dans le moule de l’Europe chrétienne. Au milieu, cette période incertaine de découverte de l’autre, allant des pillages des églises à la conversion au christianisme de certains chefs de guerre, des raids sanguinaires aux échanges commerciaux pacifiés ; bref, la découverte de peuples nordiques au mode de vie typique du Moyen-Âge, mêlant à toute chose de la vie violence et poésie.

Au temps des Vikings, Anders Winroth
La Découverte, mai 2020, 348 pages

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