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« Atlas de l’invisible » : rendre compte de ce qui n’est pas perceptible

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Les éditions Autrement publient l’Atlas de l’invisible, de James Cheshire et Oliver Uberti. Exploitant toutes sortes de données spatiales, économiques, sociales et environnementales, les auteurs élaborent une soixantaine de cartes pour mieux appréhender le monde qui nous entoure.

Professeur de géographie et cartographie à l’University College de Londres, James Cheshire s’associe à l’ancien rédacteur en chef du National Geographic Oliver Uberti pour construire et commenter des projections cartographiques originales et souvent édifiantes. Ces derniers mois, la pandémie de Covid-19 a très bien illustré la manière dont les cartes et leurs points chauds permettaient d’objectiver des situations complexes. Ainsi, à l’occasion de l’étude des premiers foyers infectieux en Grande-Bretagne, des cartographes ont rendu visibles les clusters de Manchester, Londres, Liverpool, Newcastle ou Birmingham. Les métropoles anglaises se muaient soudainement en agglomérats de ronds rouges indiquant des aires géographiques de forte contamination. Mais l’invisible n’est pas seulement une question de taille – comme dans le cas de la circulation d’un virus – mais aussi de distance et de perspective. Et cela, l’ouvrage en témoigne amplement.

Des chercheurs de quatre continents se sont penchés sur les traversées de la traite négrière et ont constitué une base de données consultable en ligne. 360000 cas de transfert transatlantique ont été passés au crible. Une carte tirée de ces analyses fait montre de débarquements au Brésil très nombreux, puisqu’ils représentent près de la moitié des 10,7 millions d’Africains extraits de force de leurs terres. Plus loin, ce sont les noms qui font l’objet d’une cartographie, ou la précocité du génie humain, à travers des artistes tels que De Vinci, Goya, Van Gogh, Braque ou Munch, dont les œuvres maîtresses sont situées sur une représentation sous forme de soleil dont la principale variable est l’âge d’exécution. On apprend ainsi que les deux tiers des œuvres étudiées ont été réalisées par des artistes âgés de 30 à 40 ans. Selon l’université de Princeton, 900 000 ménages américains au moins ont été expulsés de leur domicile en 2016, dont plus d’un tiers dans dix États où la législation est particulièrement favorable aux propriétaires. Un rapide coup d’œil sur une carte nous permet de comprendre que ce sont avant tout les communautés noires qui sont les victimes de ces expulsions, à Charleston, Richmond, Hampton ou Jackson.

Cet Atlas de l’invisible explique aussi comment Berghaus et Humboldt ont réinventé la carte avec des zones de végétation, des illustrations botaniques et des diagrammes montrant des vues poétiques de processus naturels. Florence Nightingale invente quant à elle les diagrammes à secteurs pour exposer les causes saisonnières de mortalité dans l’armée britannique. John Snow jette de son côté les bases de la cartographie épidémiologique moderne en retraçant les ravages du choléra dans les rues de Soho à Londres. L’outil cartographique se modernise alors peu à peu et les spécialistes du domaine apprennent à montrer des chemins, des tendances, et pas seulement des lieux. À cet égard, il est intéressant de noter que les migrations peuvent désormais se mesurer grâce aux données des téléphones portables, qui aident aussi à combler les lacunes des recensements et à obtenir une meilleure image, en temps réel, des populations et de leurs points d’ancrage. En 2015, tandis que le Népal est frappé par une série de séismes, les personnes déplacées sont détectées grâce à leur téléphone portable et les secours sont dirigés vers les zones les plus pertinentes.

De l’ADN permettant d’identifier des facteurs de risque génétiques aux cartes de navigation circonstanciées de Maury en passant par le tracé des frontières ou l’étude des réseaux routiers et des flux commerciaux africains pour prédire la transmission du virus Ébola, James Cheshire et Oliver Uberti mettent en lumière de nombreuses questions, en démontrant à chaque fois la pertinence de la cartographie dans l’objectivation de phénomènes réels mais invisibles. À l’heure du changement climatique, des mesures statistiques sur les incendies, les inondations, la pollution atmosphérique ou l’élévation du niveau des mers, ainsi que leur traitement cartographique, constituent par exemple des outils précieux pour éveiller les populations, et les responsables politiques qui les gouvernent, à des enjeux difficilement perceptibles à l’œil nu, et parfois lointains. D’une urgence moindre, les cartes peuvent aussi offrir une radiographie plus sensible des vélos en libre service, ou illustrer la corrélation évidente entre le niveau de bien-être d’un pays et son PIB par habitant (à quelques exceptions près).

Les travaux de WEB Du Bois et d’Ida Wells ont quant à eux éclairé les conditions de vie des Noirs aux Etats-Unis. D’autres ont mis en évidence, à travers des graphiques édifiants, l’inégalité des charges domestiques selon le genre dans différents pays du monde. Il en ressort que la Suède et le Danemark font par exemple bien mieux que la Turquie, la Corée du Sud ou le Mexique. En Inde, c’est pire, puisque les femmes font en moyenne 460 % de plus que les hommes ! Quoi qu’il en soit, James Cheshire et Oliver Uberti ne cessent de remettre la cartographie en première ligne dans l’étude de phénomènes complexes et difficiles à décrypter. Cet Atlas de l’invisible témoigne des avancées faites en la matière et du caractère indispensable de cet outil.

Atlas de l’invisible, James Cheshire et Oliver Uberti
Autrement, octobre 2022, 216 pages

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