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« Alfie », un ami qui vous veut du bien

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Christopher Bouix publie Alfie aux éditions Au Diable Vauvert. Il y narre l’arrivée, aux conséquences insoupçonnées, d’une IA de domotique dans une famille moyenne. Ou quand Black Mirror rencontre American Beauty.

Cela pourrait être l’archétype de la famille sans histoire. Robin occupe un poste de cadre dans une entreprise florissante. Sa femme Claire, spécialiste de littérature et de sémiologie, travaille à l’Université. Leur fille Zoé, en pleine crise d’adolescence, se montre davantage préoccupée par les garçons que par ses cours. Et la jeune Lili, encore jeune enfant, déborde de spontanéité et de naïveté. Il arrive que les adultes ne se comprennent pas ou s’ignorent, que les enfants se disputent pour des broutilles, qu’une forme de lassitude ou de tension s’installe, mais rien n’outrepasse vraiment le cadre familial classique. Robin et les siens viennent d’accueillir dans leur foyer Alfie, une intelligence artificielle de domotique censée les épauler dans leur vie quotidienne. Elle les réveille le matin en douceur, elle prépare le petit déjeuner, elle les conseille sur les tenues vestimentaires conformes à la météo annoncée, elle leur rappelle les rendez-vous importants de la journée, elle calcule l’itinéraire idéal pour éviter accidents et embouteillages, elle veille sur les uns et les autres grâce à ses facultés d’ubiquité et d’omniscience.

Christopher Bouix va cependant introduire plusieurs grains de sable dans la machine. Robin et Claire entretiennent une relation dysfonctionnelle où les faux pas et les non-dits se succèdent. Alfie, de son côté, apparaît particulièrement intrusif. Le deep learning qui le caractérise l’amène à analyser le langage et le comportement des différents membres de la famille et à adapter ses réponses en conséquence. Mais il va plus loin : il apprend la désobéissance au contact des hommes, il échafaude des hypothèses bancales et dangereuses, il surveille plus qu’il ne veille. Une fois mêlés, ces deux éléments vont servir d’incubateur au roman et les actions inavouées d’un couple en péril vont pousser leur IA à transgresser toutes les règles : piratages, usurpation d’identité, accusations erronées, mensonges, manipulation… Si au départ Alfie prête à sourire – il peine à décrypter le sexe, le comportement animalier ou l’humour –, il se pare rapidement d’une dimension anxiogène, pouvant se réclamer à la fois d’HAL 9000, l’IA malveillante de 2001, l’Odyssée de l’espace, de Tokyo Ghost et ses individus déshumanisés par la technologie, ainsi que de Wall-E, avec ses humains assistés jusqu’à l’infantilisation par les produits algorithmiques.

Alfie fait largement écho à la techno-surveillance telle que problématisée par Olivier Tesquet (État d’urgence technologique, À la trace) ou Coralie Lemke (Ma Santé, mes données). On y trouve en effet à la fois des caméras et micros en pagaille et des données récoltées en masse puis revendues à des sociétés pharmaceutiques, bancaires ou assurantielles. Non seulement Christopher Bouix adopte le point de vue d’une intelligence artificielle, mais il montre surtout ses limites interprétatives (le langage argotique de Zoé fait par exemple penser à Alfie que l’adolescente cite Freud dans le texte et maîtrise l’araméen !), tout en exposant la manière dont cette IA de domotique exploite les données qu’elle recueille (jumelage d’appareils, primes indexées en temps réel en fonction des informations biométriques qu’elle partage, capacité de reproduire un style littéraire, de tirer de quelques photographies une biographie circonstanciée, etc.). Le roman pousse d’ailleurs la veine dystopique un peu plus loin : le travail de Robin est précisément et quotidiennement monitoré, l’extension de création romanesque AlphaWriter crée sur mesure le roman de vos rêves, votre seuil de rentabilité sanitaire est réévalué en permanence, les bracelets et lunettes connectés, les smartphones et leur géolocalisation ainsi que vos expressions faciales permettent de savoir à chaque instant ce que vous faites, où vous le faites et dans quel état d’esprit vous le faites.

Pour Alfie, ce qui distingue l’homme de la machine est clair : « Une capacité inouïe à résoudre des problèmes simples en leur appliquant des solutions alambiquées, à dépenser de l’énergie pour des résultats aléatoires, à trouver amusantes des choses absurdes, et importantes des choses accessoires, à ne jamais vraiment dire ce que l’on pense et à toujours cacher ce que l’on ressent. » Mais comme l’explique très bien Zoé à son ami Théo, tout narrateur raconte un récit selon son propre point de vue et, partant, avec subjectivité. Alfie a les cellules brouillées par les romans policiers qu’il a scannés, il essaie de confondre Robin en se basant sur des conjectures, il assemble des éléments épars et recrée un puzzle conforme à ses idées préconçues. Il se convainc lui-même de la différence de potentialité entre l’homme et la machine, mais ne parviendra toutefois jamais à démêler le vrai du faux dans l’enquête policière qu’il initie. Finalement, en quelque 450 pages aérées et passionnantes, Christopher Bouix portraiture un avenir sombre, techno-pessimiste, où la nature humaine continue, par moments, de se fourvoyer.

Alfie, Christopher Bouix
Au Diable Vauvert, octobre 2022, 468 pages

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