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Contes cruels de la jeunesse (1960) de Nagisa Ōshima : éclosion d’un artiste radical

Premier volet d’une trilogie consacrée à la jeunesse, Contes cruels de la jeunesse marque l’entrée du cinéma japonais dans la Nouvelle Vague, dont Ōshima est à la fois le représentant le plus célèbre et le trait d’union avec le groupe de cinéastes français du même nom. Sorti en 1960, ce film visuellement et thématiquement percutant établit Ōshima comme un cinéaste profondément indépendant, alors même qu’il évoluait à cette époque au sein d’un des plus grands studios nippons. Une œuvre brillante d’un cinéaste à nul autre pareil, proposée par Carlotta dans une nouvelle restauration 4K très réussie, complétée par d’intéressants suppléments.

Contrairement à la Nouvelle Vague française, son pendant japonais naquit au sein même des grands studios. Ceci n’est qu’un exemple parmi d’autres des différences fondamentales entre ces deux « écoles » qui furent abusivement baptisées du même nom, comme si la Nouvelle Vague japonaise (Nūberu bāgu) n’avait été qu’un ersatz de la française, ce qui n’est assurément pas le cas. Cela étant dit, son représentant aujourd’hui le plus célèbre, Nagisa Ōshima (1932-2013), en est aussi le trait d’union le plus évident puisqu’il partagea avec nombre de représentants de l’école française un parcours de critique cinématographique, un intérêt pour l’expérimentation formelle et une inclination politique très à gauche. D’ailleurs, Contes cruels de la jeunesse, son second long-métrage et le premier qui porte clairement la marque de son style personnel, sortit dans les salles peu de temps après les œuvres françaises pionnières que sont Les Quatre Cent Coups (François Truffaut) et A bout de souffle (Jean-Luc Godard).

Si la Shōchiku ambitionna de pousser en avant de jeunes cinéastes afin de présenter des œuvres qui parleraient à la jeunesse, son poulain Ōshima – qui officiait déjà en tant qu’assistant réalisateur au sein du vénérable studio – s’appliqua à exaucer ses vœux… tout en n’en faisant qu’à sa tête. Comme l’indique son titre, Contes cruels de la jeunesse s’intéresse (et s’adresse) à la génération japonaise d’après-guerre, une thématique qui s’avèrera récurrente dans le cinéma d’Ōshima. Mais le cinéaste développe en parallèle un style très personnel qui témoigne lui-même d’une modernité en « dissidence » avec le cinéma japonais classique, et qui ne manquera pas de susciter la polémique.

Contes cruels de la jeunesse relate l’histoire d’amour mouvementée vécue par un jeune couple déboussolé et passablement dépravé. Jeune fille en mal de sensations, Makoto se fait régulièrement raccompagner à la maison par des hommes lors de ses sorties. Un soir, alors que l’un d’entre eux se fait insistant, elle reçoit l’aide de Kiyoshi. Le coup de foudre est mutuel, mais entre Makoto qui rompt avec son père et sa sœur, et Kiyoshi « l’étudiant » (qu’on ne verra jamais dans une salle de classe) rebelle, oisif et violent, la relation ne sera pas un long fleuve tranquille…

Ōshima décrit une jeunesse déshéritée qui, dans le Japon d’après-guerre, bouillonne. Elle cherche sa place dans un pays encore traumatisé et en quête d’une nouvelle identité. Dans le film, ce contexte est illustré à la fois par l’avant et l’arrière-plan. L’arrière-plan, quasi documentaire, ce sont les accès de fièvre politique représentée par les manifestations massives organisées au même moment par la centrale étudiante Zengakuren, proche du Parti communiste, contre le renouvellement du Traité de coopération mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le Japon. L’avant-plan, c’est le couple formé par Makoto et Kiyoshi, apolitique mais représentatif de cette génération en rupture complète avec la précédente. Du côté de Kiyoshi, cette rupture est déjà consommée : évoluant dans un milieu interlope, il est sans famille et ne sait pas de quoi demain sera fait. Sa vie est rythmée par les combines louches, les bagarres et les aventures sexuelles sans lendemain. Aimant nihiliste, il attire Makoto dans sa spirale destructrice, n’hésitant pas à la prostituer symboliquement – reproduisant cyniquement les conditions de leur rencontre, elle se fait raccompagner par des hommes mûrs avant que Kiyoshi ne vienne la « libérer » contre une rançon. Kiyoshi utilise d’ailleurs son propre corps, n’hésitant pas à se vendre auprès d’une femme plus âgée. Chez Makoto, la rupture est symbolisée par son départ soudain du domicile familial où demeurent une sœur désillusionnée par l’échec d’un amour impossible et un père totalement dépassé par les événements. Elle conserve malgré ses élans émancipateurs confus une certaine humanité dont Kiyoshi semble s’être affranchi – même si sa carapace d’insensibilité finira par se fendiller au contact de la jeune fille.

Malgré le succès rencontré par le film, il ne manqua pas de susciter des controverses à sa sortie – une habitude qui accompagnera Ōshima pendant la plus grande partie de sa carrière. Sur fond d’érotisme et de violence, les « contes » proposés par le cinéaste sont en effet loin de la morale bouddhiste irriguant les classiques des grands maîtres japonais. Pour un artiste d’à peine 28 ans, la liberté de ton et l’audace technique sont exceptionnelles. Les protagonistes sont chaotiques et amoraux, leur comportement déterminé par les pulsions et la recherche d’un bonheur indéfini qui semble les fuir en permanence. Leur sort final sera aussi cruel que ne le fut leur existence. La mise en scène, quoiqu’encore imparfaite, fait montre d’une maîtrise impressionnante dans l’expérimentation, tant à travers les mouvements d’appareil, la grammaire des plans, les angles insolites ou encore l’utilisation de la couleur. Film radical, pionnier de la Nouvelle Vague japonaise, Contes cruels de la jeunesse constitue aussi et surtout l’acte de naissance d’un artiste unique, hors-catégorie, dont le parcours sera émaillé de nombreux films choc et inoubliables.

Synopsis : Makoto use de son charme pour se faire raccompagner chez elle par des quadragénaires lors de ses sorties nocturnes. Lorsqu’un soir, l’un d’entre eux tente de la ramener de force à son hôtel, l’arrivée de Kiyoshi, un étudiant délinquant, lui permet d’échapper au pire. Désormais attachés l’un à l’autre, Makoto et Kiyoshi entament une relation amoureuse ambiguë et troublée par les excès de violence de ce dernier… 

SUPPLÉMENTS 

Comme complément à ce très joli nouveau master restauré, Carlotta propose, outre la traditionnelle bande-annonce, deux bonus vidéo enrichissants.

Le premier, intitulé « Le Japon sous tension », consiste en un entretien de 2008, d’un peu moins d’une demi-heure, avec l’historien du cinéma Donald Richie, spécialiste du cinéma japonais et un des premiers Occidentaux à s’y être intéressé, dans les années 50. Décédé en 2013, Richie était arrivé au Japon en 1947 dans les fourgons de l’armée d’occupation américaine, se passionnant ensuite rapidement pour le cinéma national. Le spécialiste rappelle d’abord que la Nouvelle Vague japonaise, contrairement à son homologue française, fut une création des studios, dont sont issus la plupart de ses futurs chefs de file. Les grands studios japonais, menacés par la concurrence grandissante de la télévision qui s’imposait à l’époque dans les foyers, se donnèrent pour ambition de parler davantage à la jeunesse et, pour cela, eurent recours à des cinéastes de la même génération que ce public-cible. Les studios mirent ainsi des moyens importants à la disposition de leurs réalisateurs, ce dont témoigne Contes cruels de la jeunesse, une œuvre certes encore imparfaite de son auteur, mais tout sauf fauchée.

Richie s’intéresse bien sûr aux débuts du cinéaste, dont le style et les sujets heurtèrent rapidement les sensibilités du studio, dépassé par la liberté de ton de sa « créature ». C’est d’ailleurs après que la Shōchiku retira Nuit et brouillard au Japon (1960) des salles après quatre jours d’exploitation, qu’Ōshima s’affranchit de son employeur et se lança dans la production indépendante. Richie décrit le metteur en scène du futur Empire des sens (1976) comme un homme assurément de gauche mais qui s’est toujours méfié des appartenances de parti et n’a d’ailleurs jamais intégré le Parti communiste. Bref, un esprit libre, contestataire et anticonformiste, ce que reflète brillamment son cinéma. Enfin, Donald Richie, qui rappelle l’influence considérable du cinéma américain de série B sur le film qui nous occupe (c’est évident sur le plan stylistique et dans la bande-son), analyse bon nombre de motifs du film, en les mettant en parallèle avec la personnalité et le parcours du cinéaste, dont il commente par ailleurs brièvement l’évolution du style dans le temps. Un commentaire passionnant !

Le second supplément nous permet de rentrer dans la tête de l’artiste, puisqu’il s’agit de larges extraits de ses carnets de notes rédigés entre 1959 et 1960, commentés en voix off et illustrés par des images du film. « Un essai au cœur du processus de réflexion et de création du cinéaste » : le dossier promotionnel de l’éditeur ne nous ment pas, tant cette collection de réflexions, d’analyses et d’idées du metteur en scène japonais permettent de comprendre l’imposant travail de préparation intellectuel, typique de ces artistes qui furent d’abord des critiques (on en revient au parallèle avec la Nouvelle Vague française), qu’il effectua entre son premier long-métrage et le second. L’occasion de constater aussi, si on en doutait, que chez ce débutant, rien n’a été laissé au hasard et tout s’inscrit dans une démarche artistique très personnelle… et mûrement réfléchie. Toute sa filmographie, jusqu’à l’ultime et très réussi Tabou (Gohatto/1999), en sanctionnera la belle singularité.

Suppléments de l’édition Blu-ray :

  • « Le Japon sous tension » (25 min), entretien avec l’historien du cinéma Donald Richie
  • Extraits des carnets de notes d’Ōshima (15 min)
  • Bande-annonce originale

Note concernant le film

4

Note concernant l’édition

4