Après un début de carrière américaine et le succès de Basic Instinct, Verhoeven s’attaque à sa passion pour la comédie musicale. Dans un Las Vegas contemporain sort le controversé Showgirls en 1995. Malgré un budget conséquent, le film est un échec au box-office. Il a d’abord été moqué par les spectateurs et considéré comme un nanar mais il regagne ses lettres de noblesses, tardivement, et s’impose comme une satire du star-system.
« La seule chose positive dans Showgirls, c’est que sa sensibilité reflète à merveille le microcosme qu’il dépeint : incroyablement vulgaire, indigne et grossier », lisait-on dans Variety en 1995.
Après le succès de Basic Instinct (1992), la presse et les spectateurs ne lésinent pas sur les critiques de ce nouveau long-métrage. Couronnant les plus mauvais films de l’année, les Razzie Awards de 1995 donnent à Paul Verhoeven le titre de « pire réalisateur » ; c’était sans compter sur le fait que le réalisateur vienne lui-même chercher son titre, soulignant la singularité du film et du personnage. Showgirls hérite aussi des prix de « pire film », « pire scénario » et « pire actrice » pour Elizabeth Berkley, débutant sa carrière. Si Joe Eszterhas est de nouveau à l’écriture du scénario pour Showgirls, le duo va plus loin en ayant pour volonté de pousser jusqu’au bout le rapport aux vices et à l’immoral.
Le film présente le parcours de Nomi Malone, ancienne prostituée qui débarque en auto-stop à Las Vegas se rêvant star d’un grand show de danse de la ville, le Goddess. Pour arriver à ses fins, Nomi va être confrontée tour à tour à des figures cyniques et cruelles qui tentent de lui barrer la route. Devant se conformer aux exigences sexuelles pour réussir, elle n’hésitera pas à répondre à la violence de cette industrie du spectacle afin d’atteindre le haut de l’affiche.
Viva Las Vegas
Au cœur du film se place Las Vegas, ville du kitsch et du m’as-tu-vu : des lumières criardes, des corps pailletés et dénudés. Dans une ville en pleine effervescence, les hôtels, casinos et autres lieux de festivités se multiplient rapidement. Le choix de Las Vegas comme lieu pour l’histoire sert surtout de métaphore à une existence désabusée : la ville devient le centre nerveux de la jeune Nomi Malone et pose un parcours semé d’embuches.
Au bord d’une route, le film démarre sur Nomi montant dans la voiture d’un homme, Jeff, se rendant à Vegas. De ses ambitions futures, on ne sait rien. On ne connaît d’elle que son franc-parler, sa réactivité face à la drague intempestive de son chauffeur, son maquillage prononcé et son goût pour le rock. Éloignée de l’innocente jeune fille en quête d’une sucess-story, ses premiers pas vont pourtant être assez fidèles à l’approche des films traitant de Vegas. Se faisant voler ses affaires par son chauffeur, elle arrive dépouillée de son argent et nue, symboliquement. Par-là film nous avertit dès le début : elle doit partir de rien et doit être prête à tout pour se faire une place dans cette ville. Après ces premiers déboires, on comprend rapidement son envie de devenir une grande danseuse dans cette ville qui ne dort jamais.
De fait, Showgirls nous fait entrer dans l’univers des comédies musicales de Vegas ; mais à la place des grandes productions léchées, le film offre des spectacles bien singuliers. Le grotesque s’invite au détour d’un numéro où le talent d’une danseuse obèse se limite à débiter des obscénités et à faire surgir des nichons gigantesques, avec en fond sonore un bruit de serpentin. Regorgeant de clichés, d’humour acerbe et de mauvais goût, le film s’appuie à merveille sur le décor offert par Vegas en jouant sur l’esthétique sexuelle. Chaque performance de danse est un acte érotique et charnel, mais n’en reste pas moins impressionnante de souplesse et de dynamisme. A cet égard, Elizabeth Berkley fait preuve d’un jeu agressif, toujours dans l’outrance. Son corps est toujours vif, en action, même quand cela ne semble pas nécessaire. La fameuse scène de sexe dans la piscine de Zack Carey, joué par Kyle MacLachlan, apparaît plus absurde que charnelle par l’exubérance dont fait preuve Nomi dans ses gestes et bruitages.
« It’s not about fair. It’s about power »
Mais à Vegas, les sentiers de la gloire cachent une vision sombre et violente. Aux proliférations de spectacles colorés se couplent la moiteur et les bas-fonds. Subissant humiliation sur humiliation, Nomi est encore loin des fameuses robes Versace qu’elle rêve de s’offrir. Chaque scène tend à montrer les rapports de force qui se jouent dans cette industrie.
C’est la relation entre Nomi et Cristal, à la tête de la revue Goddess, qui illustre particulièrement ce propos. Lors de leur première rencontre, Nomi évoque son souhait de devenir danseuse professionnelle ; mais Cristal la renvoie à sa réalité de strip-teaseuse et de prostituée, et à raison : l’entrée d’une nouvelle danseuse ressemble au début d’un engrenage vers la prostitution où les femmes sont liées par un droit de cuissage. Dans cette scène, Cristal (notons que son nom fait référence à un verre brillant mais fragile) apparaît à trois endroits différents grâce à un jeu avec les miroirs. Son apparence en reflets met en garde sur l’illusion et la fragilité du monde dans lequel elle se trouve, puis se mettent en place les rapports entre les deux danseuses : Nomi regarde Cristal avec admiration et désir, et Molly, costumière du show, occupe une place périphérique, dans l’ombre des lumières. Plein de faux-semblants, Vegas est donc un paradis artificiel.
En ce sens, Showgirls se place comme l’exact opposé du star-system. Si Joe Eszterhas avait été scénariste sur Flashdance, Verhoeven n’entend absolument pas y donner suite. Sa fascination pour les comédies musicales se place du côté de figures sombres et en perdition. Ce mythe du rêve américain que le cinéma a beaucoup traité (pensons à Mulholland Drive ou All About Eve), Verhoeven le malmène. Comparable à sa carrière, le cinéaste néerlandais rencontrant le succès aux États-Unis sait sans doute que ce succès peut être un leurre, en témoigne l’échec du film à sa sortie. C’est donc l’envers du décor qui est montré, l’antithèse de A Star is Born qui retire à Vegas son image idéaliste pour y mettre au centre la luxure, les chantages et l’ascension sociale passant par le sexe.
Sex-ploitation et renversement des rôles
Production de studio, le film n’en reprend pas moins tous les codes de la sex-ploitation en servant largement des scènes sexuelles et de l’exhibition fortuite, le tout dans une forme de voyeurisme. Si en façade Vegas est la capitale du jeu, les clubs de strip-tease font de la résistance et la ville reste celle du commerce sexuel. Ainsi, aux rêves de gloire s’accompagne la vente du corps. Chaque homme va tenter de profiter de la naïveté de Nomi ; d’abord James, un danseur qui cherche à percer, puis Al, le patron véreux d’une boîte de strip-tease et Zach, directeur artistique du Stardust.
Ce que met en exergue Showgirls, c’est bien le système violent de l’ascension vers la gloire. La dimension sadique du film fait comprendre que pour réussir à Vegas, il faut en prendre tous les vices. A certains moments, le visionnage est déplaisant : une scène de viol particulièrement crue et inattendue ramène à la réalité violente des dessous de l’industrie du spectacle. Dans ce monde de paillettes, Zach est celui qui possède le plus d’influence, à la tête de la machine Stardust. Les dégâts sont alors immenses chaque fois qu’il se mêle de la vie de Nomi : son sourire séducteur et son allure de jeune premier masquent un grand manipulateur. Sur un décor de spectacle désert, Nomi lui fait part des soupçons de prostitution dont elle a eu vent et ce dernier lui promet de corriger cela, mais dès que le décor se met à s’animer sur une musique tonitruante, ce dernier sourit et l’on comprend alors que cette promesse n’était que du vent. Le spectacle doit continuer, peu importe le prix, peu importe les scandales.
Toutefois, contrairement à la Betty Elms de Mulholland Drive, Nomi n’arrive pas pleine de naïveté et de candeur, mais comprend très rapidement qu’elle devra user de stratagèmes pour réussir. Qu’est-ce que nous suggère l’audace de Nomi quand elle lèche une barre de pôle dance ? Qu’elle n’a peur de rien, pas même des microbes sur cette barre ? Qu’elle joue le jeu de la sexualisation dans les regards masculins ? A l’image de Sharon Stone dans Basic Instinct, c’est une femme forte, battante, froide, intelligente. Derrière son image superficielle de showgirl, elle manipule en jouant les ingénues et se sert de ses atouts pour s’émanciper d’une forme d’objectification féminine ; ainsi, elle venge son amie Molly, victime d’un viol, en frappant l’homme avec ses bottes jusqu’à le laisser inconscient. Nomi se révèle plus terrifiante qu’excitante et sort d’une passivité et d’un voyeurisme dans lequel le film l’enfermait jusqu’alors. Sans aucun doute, le personnage de Nomi souhaite se venger de la vie. Elle tient à effacer son passé de prostituée et refuse même d’en parler. On sent chez elle une ambition bouillante, mais qui s’arrêtera plus tôt que prévu, à l’image de la carrière d’Elizabeth Berkley.
Vers la renaissance
« C’est comme une résurrection après la crucifixion », a dit Paul Verhoeven à propos de Showgirls quelques années après sa sortie.
En effet, si Showgirls n’a pas eu le succès rencontré à sa sortie, le succès en vidéo fut énorme. Depuis, certains n’auront cesse de le réhabiliter et de clamer ses qualités de film moralisateur, ironique, cruel mais audacieux et véridique, en somme. La réhabilitation du film est notamment passée par le documentaire de Jeffrey McHale, You don’t Nomi (2019). Examinant toutes les interprétations du film, son échec et sa gloire a posteriori, le documentaire redistribue toutes les cartes au film et lui offre une rédemption.
Derrière son apparence de film racoleur, Showgirls montre la face sombre de l’industrie du spectacle américain. Verhoeven offre un pamphlet glaçant de la réussite où pour briller, il faut survivre au milieu du chaos et vendre son âme au diable. Si l’on ressent de la gêne pour Nomi quand elle doit se déshabiller ou mettre de la glace sur ses seins pour les rendre plus fermes, elle finit par devenir elle-même cynique et cruelle. Prête à tout pour réussir, elle pousse sa rivale Cristal dans un escalier où elle se brise la hanche. Cette chute permet son ascension en haut de l’affiche : pour réussir, il faut donc se battre, au sens propre comme au figuré. Mais la course au succès se soldera également par un échec : Nomi repartira en auto-stop, sonnant le retour à la case départ. Ici, la jeune Nomi devient un véritable diable au contact du monde du spectacle, mais se retrouve punie pour avoir voulu s’approcher trop près du soleil…
Le paradis dont rêve Nomi n’est donc qu’un enfer masqué. Sexe, réussite, culte de l’argent, et recherche du pouvoir composent le monde du spectacle. Par son jeu qualifié de grotesque, son incarnation est finalement à l’image de la morale délivrée par le film : cachant ses plans sous une enveloppe charnelle en suscitant le désir, elle obtient une forme de renaissance à la fin du film en s’éloignant de ce monde du spectacle. Showgirls apparaît ainsi comme un grand méta-texte qu’il faut décoder sous cette lumière. Verhoeven fait de l’excès et de l’outrance ses armes massives pour contrecarrer le plaisir vicieux des spectateurs et des industries du spectacle.
Showgirls : Bande annonce
Showgirls : Fiche technique
- Réalisation : Paul Verhoeven
- Scénario : Joe Eszterhas
- Genre : Drame
- Pays : Etats-Unis
- Date de sortie : 1995
- Acteurs principaux : Elizabeth Berkley, Kyle MacLachlan et Gina Gershon
Auteur : Megane Femenias