Lincoln de Steven Spielberg ou l’anti-biopic grimé en autoportrait du cinéaste

Considéré (à tort) comme un énième biopic consacré au célèbre président américain, Lincoln est surtout le moyen pour Spielberg de dresser le portrait d’une icône dont il évite constamment l’hagiographie via une approche en proie à un humanisme et une rêverie poussés à leur extrême. Admirable.

On l’avait subrepticement évoqué dans Amistad, entendu dans Il Faut Sauver le Soldat Ryan et maintenant on le voit carrément ici : Steven Spielberg a toujours apprécié Abraham Lincoln. Il faut dire que l’homme politique véhicule, depuis sa disparition, une image en phase avec le leitmotiv de Spielberg ; celle d’un autodidacte devenu par la force des choses président d’une nation morcelée qu’il aura su fortifier à l’aide d’une bonne dose de charisme, palabres et espoirs. En clair, celle d’un homme qui, par la force des mots et des histoires (tout l’apanage du rêveur en somme), aura su marquer son temps et faire passer un amendement décisif dans la constitution de son pays : celui ayant trait à l’abolition de l’esclavage. Et un peu à la manière du récent Les Heures Sombres de Joe Wright qui se penche sur une période restreinte pour mieux capturer l’essence de ce que fut Winston Churchill, Spielberg capture 4 mois de la vie de Lincoln : les 4 derniers.

Une ode au storytelling

Embringué dans une crise constitutionnelle, morale et militaire sans précédent, c’est peu dire qu’Abraham Lincoln fut soumis à la pression entre les mois de Janvier & Avril 1865. Une pression d’ailleurs perceptible via la myriade d’enjeux déployés par Spielberg qui, non content de raconter un morceau d’histoire préfère l’intime au gigantisme. Résultat : on raconte d’abord l’histoire de Lincoln, ce dernier ayant le champ libre pour ensuite nous raconter l’Histoire avec un grand H. Une démarche osée qui fait primer l’homme sur l’icône et permet à Spielberg d’éviter l’hagiographie, qu’on était pourtant en droit de craindre. Ainsi se profile une démarche nettement plus humaniste car en privilégiant l’homme que Lincoln fut tout en mettant en pleine lumière ses tourments personnels, on se retrouve avec une icône fissurée, brisée. Rongé par la mort d’un fils et par les conflits qui l’opposaient à son aîné, embarrassé par une vie de couple parfois conflictuelle, Lincoln est dépeint comme un simple quidam ayant hérité d’immenses pouvoirs et de rêves autant si ce n’est plus grands. Et son rêve à lui, c’est clore la guerre civile et abattre l’esclavage. Une double mission qu’il va, par excès de confiance, tacher de résoudre via la tenue d’un seul vote, capital, au Congrès. S’engage alors tractations politiques, discussions de couloirs, magouilles et autres corruptions en pagaille pour tenter de corrompre les réfractaires nichés au cœur du parti démocrate, alors ouvertement esclavagistes. Une succession de scènes qui ne vaudrait sans doute rien si Spielberg, fidèle à son style, y déployait des merveilles de storytelling, donnant à voir quantité de détails, de silences, d’inflexions dans la voix, dans le propos, etc…

Un casting époustouflant

Mais aussi bon puisse être le fond, la forme, elle, est comme toujours d’une simplicité paradoxale chez Spielberg. Essaimant un discours pourtant très riche, il le synthétise, quitte à parfois tomber dans un manichéisme un peu grossier ou pire à éluder certains faits historiques notables. Une synthèse ceci dit salvatrice en ceci qu’elle allège les longues sessions de dialogues échues à son casting dithyrambiques partagé entre un Daniel Day Lewis repoussant encore une fois la notion de jeu, une Sally Field déterminée ou un Tommy Lee Jones aux airs de roc que rien ne semble affecter. C’est bien simple, rarement on aura senti un casting plus enthousiaste, plus investi, plus en phase avec le ton du métrage. Sans doute étaient-ils conscients qu’en s’alignant dans le tiercé de Spielberg, ils avaient toutes les chances de décoller (on pense à Adam Driver, Dane Dehaan, Michael Stulhbarg). Toujours est-il qu’entre une mise en scène inspirée, malicieuse et d’une simplicité folle et un casting incroyable, Spielberg réussit l’exploit de raconter qui était Lincoln via le prisme de sa plus grande réussite, et ce sans occulter ses plus grands échecs.

Dans un écrin mâtiné d’un clair-obscur à la symbolique polysémique, Steven Spielberg déploie avec Lincoln, une ode au storytelling passionnante et incarnée épousant les affres d’une personnalité pleine de contradiction, entre faiblesse et adulation. Chef d’œuvre !

Bande-annonce : Lincoln

Lincoln – Fiche Technique 

Réalisation : Steven Spielberg
Scénario : Tony Kushner, John Logan et Paul Webb, d’après le livre Team of Rivals de Doris Kearns Goodwin
Casting : Daniel Day-Lewis, Sally Field, Tommy Lee Jones, Joseph Gordon-Levitt, Tim Blake Nelson, James Spader, Jackie Earle Haley, Lee Pace, Jared Harris, Hal Holbrook, John Hawkes, Walton Goggins, Adam Driver, Dane Dehaan…
Direction artistique : Curt Beech et David Crank
Décors : Rick Carter et Jim Erickson
Costumes : Joanna Johnston
Photographie : Janusz Kamiński
Montage : Michael Kahn
Musique : John Williams
Production : Kathleen Kennedy et Steven Spielberg
Sociétés de production : DreamWorks SKG, Reliance Entertainment, Participant Media, Amblin Entertainment, Parkes/MacDonald Productions, Touchstone Pictures
Société de distribution : Touchstone Pictures (États-Unis), 20th Century Fox (le reste du monde)
Budget : 65 000 000 de dollars américains
Format : couleur – 35 mm – 2,35:1 – son Dolby Digital
Genre : historique
Durée : 150 minutes
Dates de sortie : 30 janvier 2013

États-Unis – 2012