Quand Babel s’immisce dans le cinéma ou le casse-tête linguistique québécois !

Les langues sont autant un facteur de diversité et de richesse à l’échelle du monde qu’elles peuvent aussi causer bien des problématiques. Et le septième art ne déroge pas à la règle dans certains pays voire certaines régions du monde. Le cas du Québec, province canadienne francophone, en est le parfait exemple, entourée d’un public anglophone de toutes parts (des États-Unis aux autres provinces canadiennes). Le cinéma et son exploitation peuvent ainsi parfois relever du casse-tête pour les studios, les distributeurs et les exploitants au sein de la zone de langue française la plus importante au monde, après l’Hexagone bien sûr. Un peu comme le cas de la Belgique scindée entre un public wallon francophone et un public flamand. Et s’ajoute à cela la spécificité montréalaise, ville totalement bilingue au sein même de La Belle Province.

Petit état des lieux de la schizophrénie du langage sur cette terre où on parle la langue de Molière mais où celle de Shakespeare pose problème et un cas de conscience aux différents acteurs de la profession. Pour cela, on a rencontré des gérants de salles, des distributeurs et quelques spectateurs en entretien ou lors du festival des films francophones, Cinemania… En revanche, après maintes tentatives, nous n’avons eu aucune réponse des Ministères de la Culture et de la Francisation et d’un éventuel intervenant pour les grosses chaînes de salles.

Nous allons nous plonger en premier lieu sur la topologie du cinéma au Québec, de manière à en dresser un bref état de lieux, pour ensuite comprendre comment fonctionnent les choix des distributeurs et exploitants sur le contenu avec lequel ils vont travailler. Puis, la place du français et le casse-tête linguistique québécois pour tous les intervenants seront expliqués. Après une période très dure pour les salles et le cinéma en général suite à la crise sanitaire et toutes les mesures excessives prises à l’encontre de la culture, le domaine est en pleine mutation et se retrouve à un tournant. Un tournant qui pourra peut-être aussi s’opérer sur le choix du langage en salles. Et le septième art au Québec est un bel exemple des traces et des problématiques qu’il entraîne sur l’industrie.

CARTOGRAPHIE DU PAYSAGE CINEMATOGRAPHIQUE QUEBECOIS.

Un cinéphile à Montréal totalement incrédule

L’auteur de ces lignes, venu en vacances à Montréal en 2016 avant d’y habiter définitivement en 2018, a dû faire face à une drôle d’expérience cinématographique. En plein road-trip aux USA et au Québec, j’avais hâte de découvrir un blockbuster au moment de sa sortie avant de rentrer en France, en l’occurrence le pourtant très raté et décevant Suicide Squad (premier du nom, pas l’excellente seconde version de James Gunn en 2021). Il était logique pour moi de pouvoir découvrir le film en version originale, sous-titrée français ou, au pire des cas, en français. Comme en France donc, puisque naïvement je pensais qu’une province francophone fonctionnerait de la même manière.

Précisions que Montréal est la plus grande ville du Québec et que le Québec est une province francophone au sein du Canada pour ceux qui ont loupé leurs cours de géographie. Montréal est aussi la seconde plus grande métropole du Canada avec deux millions d’habitants après celle de Toronto, plus grande ville de l’Ontario. Et le Québec est la seconde province la plus peuplée du pays avec un peu moins de neuf millions d’habitants après… l’Ontario. Il était donc logique pour moi de pouvoir découvrir le film en version originale sous-titrée français ou en français, comme en France donc.

Quelle ne fut pas ma surprise lorsqu’en prenant ma place pour le cinéma le plus près de mon hôtel, on ne me parle qu’en anglais et qu’on me dise dans un français approximatif que ledit film ne jouait que dans cette langue dans ce gigantesque multiplexe urbain ! C’était dans un cinéma du centre-ville (Downtown on l’appelle) nommé le « Banque Scotia ». Mais le guichetier m’indiqua que la version française est diffusée dans un autre cinéma pas loin, le « Cineplex Quartier latin » (son appellation étant en effet plus francophone). Constat : pour voir Suicide Squad en français c’était uniquement dans certains multiplexes de la plus grande ville du Québec. Certains ne le diffusaient qu’en français, d’autres qu’en anglais, et aucun en VOSTF.

Où voir quoi et dans quelle langue ?

Deux ans plus tard, lorsque je suis arrivé à Montréal pour y vivre définitivement, j’ai pu constater que la langue dans l’industrie du cinéma québécoise était un véritable casse-tête pour tous les intervenants, où paradoxes étaient de mise et la logique souvent aux abonnés absents. Et que peu de monde avait la solution aux problèmes qui se posaient. Ou que ce n’était pas considéré comme un souci : que c’était comme ça, point. Aussi, qu’il y ait moultes décisions inexpliquées, pas assez de régulation à ce niveau et que c’était presque du cas par cas pour chaque sortie. Je me suis donc interrogé, agacé aussi en tant que cinéphile frustré, mais également passionné pour cette problématique en tant que journaliste.

En effet, au Québec il y a peu de films en version originale sous-titrée français sauf exceptions et hormis dans quelques salles de cinéma indépendantes. Même si cela commence (tout doucement) à changer. Il y a des multiplexes bilingues où les gros films passent dans les deux langues, des multiplexes anglophones et des multiplexes uniquement francophones (pourtant étrangement plus rares à Montréal car c’est une ville totalement bilingue). En région, donc hors de Montréal, le français reprend un peu plus ses droits dans la plupart des régions du Québec sauf quand on pousse à l’ouest vers les provinces anglophones. Logique géographique et démographique alors ? Oui un peu, mais ce serait trop simple.

Et, même pour une vingtaine de films par an, à plus petite portée en général, il n’y aura qu’une version anglaise et point barre ! Dans ce dernier cas, pour une personne pas totalement à l’aise avec l’anglais, la seule issue est d’éventuellement demander le matériel pour sourds et malentendants et donc les sous-titres en anglais permettant de mieux comprendre qu’avec l’audio uniquement ! Imaginez la complexité si un spectateur uniquement francophone veut découvrir ledit film en salles et pas en VOD plus tard ! Ce type de sorties, que l’on peut qualifier de technique, est d’ailleurs étrange et quelque peu aberrante dans une province québécoise comme nous le disait au téléphone Armand Lafond, fondateur de l’une des plus grandes boîtes de distribution du Québec, Axia Films. D’ailleurs, il est difficile d’avoir le fin mot de l’histoire concernant ces sorties là, si ce n’est que le distributeur ou l’ayant droit n’en voit pas le potentiel pour le public français ou que l’annonce de la sortie ou la copie arrive trop tard pour doubler, voire sous-titrer.

Sinon, en gros, tous les blockbusters et films moyens américains joueront dans les multiplexes qui phagocytent une énorme partie des salles québécoises. Le cinéma indépendant américain et le cinéma d’auteur international se retrouvera dans les quelques salles indépendantes et d’auteur uniquement circonscrites à Montréal, puis une ou deux à la capitale Québec City, une à Trois-Rivières et une à Sherbooke. Et là on comprend que la France, au-dessus de toute autre nation, a une chance incroyable avec la diversité des salles et des films proposés un peu partout sur son territoire pour peu qu’on n’habite pas dans un trou paumé au fin fond de la Creuse. C’est la fameuse exception culturelle française qui s’applique au cinéma, aussi bien dans son financement que dans sa diffusion.

Et le cinéma français dans tout cela ? Et bien, il est presque exclusivement dévolu aux multiplexes pour les plus gros films, mais du côté francophone (les multiplexes anglophones de Montréal s’en passeront, hors rares exceptions). Et pour le cinéma plus pointu, il sera logiquement offert aux salles indépendantes puisque le doublage en anglais n’existe que pour quelques rares exceptions (vraiment pour les gros films à rayonnement international comme « Anatomie d’une chute » ou les gros films québécois qui attirent le public anglophone comme ceux de Dolan). L’exploitation en salles au Québec est donc complètement et linguistiquement schizophrène et c’est le spectateur assidu et cinéphile qui y perd le plus…

Le cinéma au Québec et le cinéma du Québec

Le parc de salles québécois est d’environ 675 salles pour une grosse centaine de cinémas et de ciné-parcs (cette dernière option étant presque typiquement nord-américaine). C’est un chiffre en baisse car avant la crise sanitaire il y avait plus de 720 écrans et 128 structures présentes sur le territoire de la Belle Province. Avant la crise, le nombre de spectateurs annuels avoisinait les 18/19 millions contre 12 en 2022. Mais l’année 2023 marque un net rebond, même si les chiffres définitifs ne sont pas encore connus. Pour monsieur Lafond, il y a tout de même encore un manque criant de salles au Québec comparé à l’Europe. Et cela a pour effet de créer une compétition forte et de ne laisser que très peu d’espace et de temps pour chaque sortie…

Pour comparaison, la France et ses 70 millions d’habitants compte plus de 2000 cinémas pour près de 5500 écrans. Un ratio d’écran par habitant presque similaire. Mais on voit que le Québec a bien plus de multiplexes/habitant et qu’en France il y a plus de petites salles (la moyenne étant au complexe de 2 ou 3 salles contre 6 ou 7 au Québec). La conclusion est qu’il y a bien sûr plus de place en France pour le cinéma plus exigeant et art et essai qui se joue souvent dans de plus petites structures, alors qu’ici, tradition nord-américaine oblige, c’est le royaume de l’Oncle Sam…

La part de marché du cinéma américain est donc et logiquement bien plus importante au Québec qu’en France (en moyenne 75 à 80% au Québec contre 45 à 50 en France !). Pour les films du cru, la part de marché du cinéma québécois au Québec est généralement entre 10 et 15 % contre 40 à 45% pour les films tricolores dans leur pays). Il y a ce côté exception culturelle française qui est encore une fois fortement responsable mais en général pour d’autres pays tels que l’Allemagne ou l’Espagne, on trouve une moyenne entre ces deux exemples.

Et, attention, la configuration québécoise est une rareté presque unique au monde. Deux autres sont bien connues des français puisque ce sont des pays limitrophes sur lesquels on reviendra après à titre de comparaison : la Belgique et la Suisse. Des pays avec lesquels le Canada et plus précisément le Québec partagent cette particularité (comme celle du bilinguisme qui cause bien des aberrations). En effet, au Québec on parle de films québécois et non de films canadiens. Ceux-ci existent bien sûr hors du Québec (en Ontario et Colombie Britannique surtout) mais c’est une production minoritaire et peu dynamique se rapprochant du modèle de production anglophone des USA.

On peut dire que la production québécoise est très variée et vivante contrairement aux autres provinces. Ce qui est, cette fois et dans le bon sens, dû principalement à la langue et, à moindre mesure, à la culture. Les auteurs du cru sont même souvent connus à l’international, de Dolan en France à Villeneuve à l’international pour ne reprendre que les plus connus. D’ailleurs, l’intérêt pour le cinéma québécois en France ne se dément pas comme le prouve le César reçu par Monia Chokri pour Simple comme Sylvain, au nez et à la barbe de Oppenheimer il y a quelques semaines.

PRODUCTEURS, DISTRIBUTEURS, EXPLOITANTS OU ORGANES DE RÉGULATION : À QUI LE BLÂME DE CETTE PROBLÉMATIQUE KAFKAIENNE ?

Les exploitants des salles et la langue

Comme me l’ont indiqué Roxane Sayegh (directrice des trois salles art et essai principales de Montréal) et Jean-François Lamarche (responsable de la programmation desdites salles) lors d’une longue entrevue, les exploitants ne peuvent pas grand-chose à la manière dont un film va être présenté au niveau de la langue. Bien sûr, eux évitent drastiquement toute version doublée.

Au cinéma Beaubien, le plus mythique de Montréal sur ce créneau, il n’y aura que des films québécois ou français et les rares films internationaux présentés le seront en VOSTF (sauf séance enfant). On peut citer La Zone d’intérêt ou Perfect Days. Pas de cinéma américain à Beaubien puisque c’est l’autre gros cinéma du genre, situé lui en zone plus anglophone, qui s’en charge : le cinéma du Parc. Là-bas, même type de programmation pointue mais cette fois axée davantage vers le cinéma anglophone. Et là, en revanche, parfois des films présentés en anglais ne disposent pas de VOSTF, ce qui occasionne déception et frustration pour le public francophone. Comme le souligne monsieur Lamarche, ce n’est pas de son ressort puisqu’il se battra toujours pour avoir une version doublée en français mais cela vient du distributeur et des ayants-droits. Pour plusieurs raisons sur lesquelles nous reviendrons, bien que personne n’ait vraiment de réponse pleine et satisfaisante.

Des salles de cinéma en région – donc hors de Montréal – font également le choix d’une programmation diversifiée mêlant ce que font les salles art et essai de Montréal avec une programmation plus mainstream comme le font les grandes chaînes de multiplexes (Cineplex, Guzzo, …) ou les cinémas de deux ou trois salles dans les régions plus rurales. Il y a par exemple le Clap à Québec ou la Maison du Cinéma à Sherbrooke qui vont aussi bien projeter Anatomie d’une chute que Wonka.

Nous avons tenté de joindre un responsable du plus gros réseau d’exploitants canadiens, Cineplex (l’équivalent de Kinepolis ou Pathé en France), pour en savoir plus sur leur manière de sortir les films et de se positionner sur le choix du langage, mais sans succès. Cependant, dans leurs multiplexes, c’est assez clair. Du cinéma américain en veux-tu en voilà et quasi exclusivement doublé. Quelques grosses productions françaises du type Astérix dans les multiplexes francophones et, plus rarement mais de manière de plus en plus fréquente, Cineplex s’essaie à quelques copies en VOSTF comme récemment des gros films d’auteur tels que Saltburn, Pauvres créatures ou Fiction américaine (ne nous plaignons pas, deux de ces titres ne sont même pas sortis en salles en France mais sur Prime). Par obligation néanmoins, puisque pas de copie doublée existante et que de tels films doivent tout de même avoir une version francophone, quelle qu’elle soit, comme le précise La Loi sur le cinéma de 1992.

Tout cela reste trouble et nébuleux mais montre aussi qu’une demande est là pour des films en version originale sous-titrée en français, une demande qui devient croissante, comme cela l’a été dans l’Hexagone il y a une quinzaine d’années quand le circuit UGC a axé la plupart de sa programmation vers la VOST. D’ailleurs, Kinepolis commence à le proposer aussi, mais des exploitants comme CGR ou Gaumont/Pathé y sont encore frileux, à l’exception de la région parisienne. Ici, au Québec, peut-être est-ce dû au gros bassin d’expatriés français à Montréal et dans les grandes villes qui a progressivement créé une demande de cinéma pointu, un cinéma qui ne tolère guère le doublage mais favorise la langue d’origine. On aurait aimé savoir si cette tendance était conjoncturelle, passagère ou structurelle mais difficile d’avoir la réponse.

À noter, il faut préciser, que le doublage est une industrie puissante au Québec comme en France. Toutefois,  proportionnellement parlant, ce mode de consommation de films prévaut plus que chez nous. Du côté de l’Hexagone, comme on l’a écrit plus haut, c’est beaucoup grâce au circuit UGC qui a ainsi éduqué petit à petit les spectateurs à cette forme de consommation linguistique en plus des salles art et essai. Logiquement, les spectateurs s’habituent et en demandent de plus en plus. Au Québec, on n’y est malheureusement pas encore, même si cela bouge. Armand Lafond précise que, paradoxalement, c’était pourtant le cas il y a plusieurs décennies mais que les chaînes de télévision ont inversé la tendance en demandant de plus en plus de version doublée en français, ce qui a rendu l’industrie du doublage plus puissante et ainsi de suite. Et visiblement en région, il n’y aurait aucune demande pour des sous-titres ni même pour du cinéma pointu, mais ça c’est un autre sujet…

Les exploitants s’adaptent donc au public de leur région ou de leur situation géographique, le but étant bien sûr d’être rentable, même pour une OBNL (Organisme à But Non Lucratif) tels que les cinémas Beaubien, du Parc et du Musée. Et même s’ils ont une ligne directrice et culturelle à respecter ou à favoriser, ils ne sont pas les seuls à décider et sont dépendants du bon vouloir des distributeurs ou majors (les gros studios américains tels que Warner, Disney ou encore Sony).

Les distributeurs québécois et les majors peu enclins à se positionner sur le bilinguisme

Au Québec, un film ne peut pas sortir en salles s’il n’est pas distribué par un distributeur québécois comme le stipule la Loi sur le cinéma de 1992. C’est le Ministère de la Culture qui donne les visas, les autorisations de sortie, ainsi que le classement des films. Il y a donc bien une régulation même si les exceptions et les contournements pullulent comme on a pu le voir. Il y a des structures plus petites telles qu’Axia Films, Maison 4:3 ou K-Films Amérique qui se spécialisent souvent dans le cinéma québécois, francophone ou pointu : des passionnés en somme comme monsieur Armand Lafond.

Et il y a bien sûr des plus gros joueurs qui travaillent de pair avec les majors américaines et autres ayants droits. On peut citer Entract Films dont Tim Ringuette est le boss et avec qui nous nous sommes entretenus. Ou encore VVS Films qui a choisi de nous bloquer plutôt que de nous répondre quand on pointait du doigt leurs sorties sans aucune version française (Land of bad récemment). Un stagiaire visiblement nous a répondu de manière sarcastique qu’il n’est pas là pour, je cite, « gérer les frustrations du public francophone » (!).

Puis, petite particularité (oui, encore une), il y a les sorties de studio distribuées directement par les exploitants comme Cineplex (un peu comme le fait UGC qui produit parfois même en plus). On a dit plus haut que c’était interdit ? Oui, mais la loi de 1992 est arrivée sur le tard et ce qui se faisait déjà depuis des lustres n’a pas été interdit par ladite loi. Comme une clause de continuité en quelque sorte…

En ce qui concerne les films français et québécois, la question du doublage ne se pose pas pour les distributeurs car le public francophone va forcément y trouver son compte. Ce n’est pas le but de l’enquête mais on peut se poser aussi la question à l’inverse pour le public anglophone de Montréal et de quelques régions québécoises. Et bien, seuls les gros films (québécois comme français) sortiront dans quelques salles anglophones avec des sous-titres anglais. Il y a donc véritablement un casse-tête linguistique dans tous les sens du terme.

Pour les films de toutes nationalités confondues, c’est une autre histoire. Ces œuvres qui sont non anglophones (et qui sont souvent des films pointus et/ou de festival s’ils sortent au Québec où le choix et la variété de sorties n’a rien à voir avec la France) sortiront soit en VOSTF, soit en VOSTA, soit les deux. L’exemple du film en langue allemande La Zone d’intérêt est parlant : quasiment pas de copies en région et les copies seront divisées dans les deux langues selon le choix du distributeur Entract car le film est porteur pour tous. Son directeur, Tim Ringuette, précise que le potentiel du film était important donc on veut faire plaisir à tous dans les deux langues. Idem pour Perfect Days ou Anatomie d’une chute. D’autres ne seront sous-titrées qu’en anglais et c’est dommage car le public francophone est demandeur de cinéma exigeant. En revanche, plus rare est le cas de sorties étrangères hors langue anglaise qui ne sont sous-titrées qu’en français.

Entract Films a un catalogue assez varié et distribue pas mal de gros films également. En général, il va choisir de faire un 50/50 : il y aura autant de copies en version originale que de copies doublées en français. En revanche, ils distribueront peu de films en version sous-titrée français, ce qui désolera le public cinéphile. Voire même parfois, sur de toutes petites sorties sur une ou deux salles, il ne prendra pas la peine de faire un doublage et réservera ainsi cette sortie à un public exclusivement anglophone (dans une ville pourtant francophone !). Un exemple parfait du casse-tête linguistique montréalais.

Ou prenons l’exemple d’un petit film d’auteur sorti en décembre 2023 au Québec : Eileen avec Anne Hathaway. Juste deux copies, pas vraiment de gros potentiel en vue et peu de recettes envisagées pour une fenêtre de tir en salles de deux ou trois semaines. La sortie risque de rapporter 10 000$ (comme aux USA on calcule les recettes au Québec et non les entrées, même si c’est moins représentatif avec l’inflation) et le coût des sous-titres, même si peu élevé, rend cette option inenvisageable.

Ensuite, il y a aussi quelques aberrations incompréhensibles qui montrent une paresse ou un manque d’efforts de la part du distributeur (et de respect pour le public francophone pourtant demandeur ?). Depuis que je suis ici j’ai par exemple vu passer Dark Waters de Todd Haynes pour parler de gros films d’auteur, Barbare pour citer un film d’horreur réussi et à succès ou la série B d’action Land of Bad dont on a parlé plus haut. Ces trois films ont eu l’étrange particularité de sortir au Québec sur un gros parc de salles mais sans aucune copie en français ou en VOSTF… Est-ce logique ? Clairement pas. Autre incongruité : voir le dernier film d’Alexander Payne The Holdovers (Winter Break en France) sortir uniquement en version anglaise ou en version française doublée alors que du doublage est tout sauf indiqué pour ce type de films qui aurait davantage été reconnu ici avec de la VOSTF comme les autres films nommés aux Oscars…

Ou prenons encore le cas particulier du dernier Nolan récemment multi oscarisé, Oppenheimer. L’une des plus grosses sorties de l’année et qui est sorti dans pléthore de salles par Universal mais uniquement en version originale sans sous-titres ou alors doublé en français. Alors que, trois ans avant, Tenet avait eu droit à des copies sous-titrées. La cause ? Nolan était chez Warner avant qui avait octroyé des copies en VOST mais le cinéaste est depuis passé chez Universal qui n’a pas semblé voir le potentiel du VOSTF pour un tout petit public de niche sur le territoire nord-américain. Imaginez : le Québec représente 9 millions de personnes sur un continent de 350 millions d’anglophones. Et sur ces 9 millions, seul une partie du public montréalais et quelques irréductibles en région en seraient friands… Inutile ! Des spectateurs interrogés me demandaient pourquoi le Québec ne récupérait pas les copies VOSTF de France ou s’en faisait envoyer. Vous vous doutez bien que c’est bien plus complexe que cela et que cela ne fonctionne pas ainsi…

Dernière petite information assez caustique. Il existe une entente tacite entre exploitants et distributeurs : la règle des 5 km. En gros, si un distributeur laisse une copie d’un film quel qu’il soit dans un format linguistique donné, aucun autre cinéma dans les 5 km à la ronde ne s’en verra offrir. Un peu comme une entente de concurrence entre les différents exploitants. Par exemple, monsieur Lamarche expliquait qu’il s’est battu pour avoir Pauvres créatures au cinéma du Parc en VOSTF (comme il a eu l’exclusivité montréalaise de Dune et sa suite en VOSTF également). Ce qui fait que le multiplexe francophone et des expatriés par excellence voisin (le Cineplex Quartier Latin) n’aura pas de copie VOSTF. Et comme le distributeur n’a pas offert de version doublée en français et que ce multiplexe est francophone (donc la version anglaise n’avait aucun intérêt pour eux), ils n’ont pas eu le film qui s’est retrouvé dans un autre multiplexe francophone plus lointain mais très commercial (le Cineplex Star Cité) avec un public qui semble moins adapté. Incohérence encore ? Un peu oui…

Le choix de la langue pour les distributeurs est donc soumis à leur propre politique, à leur envie (ça vaut le coup ou pas financièrement) mais aussi à un facteur logistique. En effet, si la sortie est tardive, ce qui est le cas ici pour pas mal de petits films, il n’y pas le temps matériel pour adapter, traduire et apposer les sous-titres. Pire pour le doublage me direz-vous ? Mais en général, ces films-là ne sont pas non plus doublés. Une problématique multifactorielle donc pour les distributeurs qui leur incombe autant qu’au marché. On remarquera tout de même que dans l’ensemble, les plus petites structures sont davantage inquiétées par la question et favorise les sorties en VOSTF voire en français doublé quand c’est nécessaire que les grandes structures qui y voient caprices de niche ou perte de temps.

Mais, encore une fois et comme le précise monsieur Lamarche, tout résulte de l’intervenant qui sera chez le distributeur de chaque film. Il a tenté de prouver à certains distributeurs qu’il y avait des revenus à faire avec de la VOSTF.

Le public québécois dans tout ça ?

Il faut se rendre à l’évidence : ce sujet et ces problèmes dans le cadre du cinéma ne concernent qu’une infime partie de la population, la télévision ayant fait son office de « lavage de cerveau » au doublage même si l’ère des séries change un peu la donne. En effet, pour les irréductibles, il est souvent plus simple d’avoir une version sous-titrée quand le programme vient d’un autre pays qu’une version doublée, habituant ainsi les spectateurs à ce mode de visionnage.

Et, au Québec, même les cinéphiles ne se plaignent pas de ce diagnostic. Habitués au doublage, ils ne s’en formalisent guère hormis, majoritairement sur Montréal, voire à Québec City et Sherbrooke qui sont des villes au bassin d’amateurs potentiels plus conséquent. Il y a même la plus grosse des incongruités qui soit : la plateforme de streaming canadienne Crave qui propose ses contenus en anglais sous-titrés anglais et en français sous-titrés français mais pas en anglais sous-titrés français, les options de commande de la plateforme ne le permettant pas !!! Avez-vous déjà lu une aberration pareille ? Et c’est source de beaucoup de débats sur de nombreux forums, il est d’ailleurs étonnant que la plateforme n’autorise pas cette option à force de plaintes…

Cependant depuis quelques années, et notamment le carton de Parasite, selon monsieur Ringuette, les choses bougent un (tout petit) peu. Le public s’habitue un peu plus au sous-titrage grâce aux films d’autres langues qui traversent les frontières et le bassin d’expatriés à Montréal, plus enclin voire totalement fan de la VOSTF, est en demande. On voit donc apparaître de plus en plus d’exceptions allant dans ce sens même si ce n’est pas encore la panacée.

Beaucoup de spectateurs interrogés à la sortie de diverses salles prêchent généralement pour leur paroisse. On a le spectateur lambda de multiplexe qui se contrefiche du sujet et apprécie son cinéma doublé. À l’opposé, on a le cinéphile assidu du cinéma Beaubien (comme moi) qui peste contre cette manière de faire et ces choix discutables dans une province francophone. On a aussi certains anglophones qui ne souhaitent pas que le sous-titre français vienne perturber sa projection (un peu égoïste tout de même). Bref, c’est varié mais dans les cinémas dédiés, on sent une demande forte de VOSTF notamment pour des œuvres art et essai ou exigeantes, un peu moins pour les blockbusters à la Barbie.

En général, les spectateurs prennent donc ce qu’on leur donne et ce ne sont pas quelques ciné-clubs, quelques forums et quelques mails mécontents qui feront changer les choses du côté des spectateurs. Les plus exigeants devront se satisfaire de la sortie en VOD quelques semaines ou mois après (pas de chronologie des médias comme en France). C’est parfois la seule option quand on veut absolument découvrir un film non disponible en VOSTF lors de sa sortie en salles, comme nous répondent généralement les distributeurs peu concernés.

ZOOM SUR DES CONFIGURATIONS SIMILAIRES ET CONCLUSION

Le plat pays et le pays neutre, comment font-ils ?

Deux autres contrées en partie francophone subissent les mêmes problématiques que le Québec : il s’agit bien sûr de la Belgique divisée en deux régions linguistiques (la Flandre avec le flamand et la Wallonie avec le français) et de la Suisse qui doit faire avec trois parlers différents (français, allemand et italien) !

Le cas de la Belgique correspond un peu à celui du Canada avec le Québec. D’un côté, on a les cinémas flamands (population issue des contrées nordiques plus habituées à l’anglais et aux sous-titres) qui ne proposent pas de doublage mais des sous-titres en deux langues en même temps (donc qu’on ne nous dise pas que les sous-titres sont gênants, c’est une question d’habitude). On verra donc Barbie en version originale en anglais avec des sous-titres flamands et français à la fois. Du côté francophone, en Wallonie, très peu de salles optent pour les sous-titres (quelques cinémas art et essai uniquement si le distributeur veut bien allouer une copie dans ce sens) mais comme dans les deux tiers des salles françaises, ce sera du doublage (issu des copies françaises le plus souvent, les sorties étant la plupart du temps ajustées). Question culturelle et d’habitude comme on le voit donc… Enfin, un peu comme Montréal, Bruxelles propose de tout et pour tous, vu que la ville est scindée entre flamands et wallons. Toutes les versions sont disponibles la plupart du temps selon les quartiers, l’offre et la demande et les conditions actées avec les distributeurs, copies sous-titrées comprises. Preuve que c’est possible si on y met de la volonté.

Du côté de la Suisse, c’est une autre affaire. Doublage et sous-titrage se tiraient la bourre depuis longtemps mais visiblement, le doublage a repris le dessus et serait favorisé dans les cantons français qui récupèrent les copies du voisin hexagonal. En Suisse germanique, c’est un peu pareil sauf qu’on aura plus de chances de trouver des copies sous-titrées. Enfin, la Suisse de langue italienne semblerait mise de côté car le marché est trop petit et la majorité des habitants étant bilingues. On a même pu lire un article qui met en avant le fait que les spectateurs de langue italienne traversent la frontière pour aller au cinéma dans leur langue.

Donc, ces soucis linguistiques ne sont pas l’apanage du Québec en ce qui concerne la langue de Molière et on voit que de nombreuses solutions sont possibles sans désavantager un type de clientèle, encore faut-il s’en donner les moyens.

ET DU COUP ? (OU « FAIT QUE » EN ARGOT QUÉBÉCOIS) ?

Visiblement, ce casse-tête linguistique dans la diffusion des films au Québec impacte plus une petite catégorie de cinéphiles et les expatriées francophones de Montréal plus habitués aux sous-titres et préférant ainsi découvrir les œuvres à leur meilleur. Au Québec en général, qui est une région unique au niveau de la langue en Amérique du Nord, le doublage est une industrie très forte qui compte. Et la majorité de la population, hors certaines niches en ville, semble préférer le doublage aux sous-titres ou ne pas s’en formaliser.

Seuls, nous, les spectateurs, aidés par certains exploitants ou distributeurs passionnés, pouvons un peu influer en dénonçant certaines aberrations dans la diffusion des films en salles. Pas sûr que cela ait de l’effet même si on sent une petite (et lente) mutation des comportements de consommation des films sur site. Certains succès en salles de la VOSTF (Pauvres créatures ou Asteroid City) vont peut-être faire un peu bouger les mentalités en montrant qu’il y a un public pour les sous-titres, quels qu’ils soient, mais rien de gravé dans le marbre.

En dépit d’une région qui prône la langue française à tour de bras, le cinéma et la particularité québécoise semblent être le dernier souci des acteurs de la profession plus intéressés par l’aspect rentabilité qu’une quelconque velléité ou logique cinéphile. On ne peut pas déplacer des montagnes. Et rien que cette enquête sur le sujet fut complexe et très compliquée à terminer par manque d’intérêt de la profession.

Verra-t-on comme en France un glissement progressif vers l’envie de sous-titres pour avoir le choix ? Rien n’est moins sûr !

NB :

• Les distributeurs fonctionnent selon deux principes pour la distribution de leurs films :
– Acquisition et préachat
OU
– Ententes de distribution et obligation contractuelle (comme Entract avec les mini-studios Neon ou Elevation)

• C’est le Ministère de la Culture qui donne les visas, les autorisations de sortie ainsi que le classement des films.

• Il ne faut pas oublier qu’au Québec, comme dans beaucoup d’endroits, ce sont les ventes télévisées qui apportent une grosse partie des revenues des distributeurs et qu’à la télévision ici, les sous-titres sont encore moins réclamés.

• Le doublage est une spécificité québécoise en Amérique du Nord puisque tous les films anglais en territoire anglais ne demandent bien sûr pas de doublage et que le peu de sorties non-anglophones sont sous-titrées aux USA et réservées à un public très cinéphile.

• Les films que la SODEC finance sont d’une autre langue, et s’ils sont à gros budget (+ 3,5 M$), ils se doivent d’être doublés en français par une entreprise et des acteurs québécois. En dessous de ce palier, ils doivent au moins avoir une version sous-titrée en français.

• L’article 83 de La Loi sur le cinéma réglemente l’émission des visas pour présentation de films en public et permet à l’auditoire d’avoir accès à des films ne disposant pas de version doublée en français, pour une durée maximale de 45 jours. Une seule copie est autorisée à être en circulation après ce délai.

• Par ailleurs, selon nos statistiques, en 2023, 97% des films exploités par les Majors américains sur le marché québécois, et disposant d’une version française, ont été doublés au Québec.

• Historiquement, il y a eu des préoccupations quant à l’acceptation du sous-titrage par le public québécois, en raison de l’importance accordée à la préservation du français. Cependant, il semble y avoir une évolution dans l’acceptation, en particulier parmi les générations plus jeunes, qui sont souvent habituées à la consommation de contenus multimédias avec des sous-titres.

Enquête réalisée entre décembre 2023 et avril 2024 à Montréal.

Dossier réalisé avec la participation (et mes remerciements) de :
Roxane Sayegh (directrice des cinémas Beaubien, du Parc et du Musée)
Jean-François Lamarche (responsable de la programmation des cinémas Beaubien, du Par cet du Musée)
Tim Ringuette (directeur de la société de distribution Entract Films)
Armand Lafond (directeur de la société de distribution Axia Films)
Yannick Blouin, qui nous a mis en relation avec différents acteurs de la profession pour répondre à mes questions (dont la SODEC, principal financier du cinéma québécois avec Téléfilm Canada).