Depuis plus de vingt ans François Caillat, philosophe documentariste, filme dans une série de portraits des grands esprits qui diagnostiquent un certain état du présent. Avec Edouard Louis, ou la transformation, il revient sur la trajectoire brillante, profonde et réformatrice d’un de nos intellectuels les plus performatifs, invitant le spectateur à un programme : désincarcère-toi de ton passé, transforme-toi toi-même.
Le MagduCiné : Filmer la parole est toujours un pari périlleux, ce désir vous a-t-il été inspiré de vos propres années d’études de la philosophie, notamment à Vincennes ? Y a-t-il eu très tôt une fascination pour le discours des maîtres tels Foucault, Deleuze, Lacan ? Ou est-ce venu du théâtre ?
François Caillat : Je n’ai pas fait d’école de cinéma ni suivi la moindre formation à la réalisation, je suis autodidacte et me suis formé sur le tas en tournant mes films. En revanche, j’ai fait des études de philosophie (j’étais élève de l’école normale supérieure, étudiant à Vincennes et Nanterre) et j’ai eu la chance d’étudier à une époque où officiaient de grands esprits comme Gilles Deleuze ou Michel Foucault. De ces années formatrices (que j’ai un peu prolongées en enseignant la philosophie après avoir passé l’agrégation), il m’est resté un certain goût pour la réflexion, un appétit pour le concept. De là est né mon désir de filmer des penseurs – au sens large : intellectuels, écrivains, etc. – dans une série de portraits et rencontres que j’ai réalisés depuis vingt ans. Edouard Louis est le sixième personnage de cette série, dernier venu après Michel Foucault, Julia Kristeva, Jean-Marie Le Clézio, Peter Sloterdijk, et le trio Malraux-Aragon-Drieu la Rochelle. Cette série représente le côté un peu cérébral de mon travail, distinct d’une autre voie bien plus romanesque, que j’ai suivie dans une dizaine de longs-métrages documentaires (produits pour le cinéma et la télévision), construits sur une narration sensible, ayant pour thèmes le passé, la mémoire, les traces, l’oubli…
Quelle est pour vous la nécessité aujourd’hui de filmer la réflexion d’un écrivain tel que Edouard Louis ?
Le travail d’Edouard Louis s’inscrit au cœur d’une réflexion contemporaine sur l’identité et le changement. Il traverse les débats d’aujourd’hui sur la permanence, la conservation, le repli sur soi, ou au contraire l’ouverture aux possibles, aux changements – c’est-à-dire à la transformation, qui est le sous-titre du film. La formule qu’Edouard Louis emploie parfois, “Je suis ce que je deviens”, balaie d’un grand souffle les sempiternelles idées sur la nature humaine et ses codes figés, sur notre présent qui risquerait de disparaître s’il se modifiait. La crainte du devenir, chez Edouard Louis, se retourne en désir de se réinventer.
À l’heure où les cours de Gilles Deleuze sont publiés aux Éditions de Minuit, auriez vous pu vouloir filmer Deleuze ? Y a-t-il selon vous une parenté entre la parole d’Edouard Louis dans votre documentaire et celle de Deleuze qui fabriquait de la pensée en parlant et s’adressait à tout le monde ?
Je pense, en tout cas j’espère, que chaque penseur veut s’adresser à tout le monde ! C’est le cas d’Edouard Louis, et il le justifie avec raison en affirmant que sa parole est politique (au sens de la cité), parce qu’elle vise un espace public, un lectorat multiple, la plus large communauté sociale. C’était bien sûr le cas de Gilles Deleuze, qui aimait philosopher (il disait “bricoler des concepts”) devant ses étudiants de Vincennes, ou en direct devant la caméra de Claire Parnet dans ”L’abécédaire de Gilles Deleuze”, le magnifique film d’entretiens improvisés qu’elle a tournés avec lui. C’est le cas aussi de Michel Foucault qui pensait en direct, c’est-à-dire en s’inscrivant dans son époque, jour après jour, quitte à modifier sa pensée d’un ouvrage à l’autre, à parfois se renier, “se déprendre de soi” – d’où le titre du documentaire que je lui ai consacré en 2014 : Foucault contre lui-même. Dans ce film, je parlais donc déjà de transformation…
Le titre de votre film est Edouard Louis ou la transformation, en même temps votre documentaire et l’œuvre d’Edouard Louis font réfléchir aux parcours et métamorphoses multiples d’une vie. Pourquoi avoir choisi le singulier plutôt que le pluriel ?
Pour la raison que j’évoquais ci-dessus, d’une parole publique, politique, adressée à chacun de nous, exprimée par-delà les cas particuliers. Il s’agit de LA transformation, comme horizon possible et généralisable. Certes le film parle de changements particuliers survenus dans la trajectoire d’Edouard Louis, mais il les cite comme exemples, il cherche à en tirer un usage plus large. Il souhaite donner, à partir de là, un mode d’emploi utile à toute transformation. Le sous-titre du film, la transformation au singulier, est important. Il annonce qu’on ne sera pas dans un registre personnel (autobiographie, confessions, etc.), mais dans un film programmatique : Edouard Louis, voilà une transformation qui pourrait inciter à la vôtre.
Votre démarche résonne avec la maïeutique socratique. Êtes-vous d’accord avec Socrate qu’une vie qui ne s’est pas questionnée est une vie sans valeur?
Je ne sais pas trop ce que serait “une vie sans valeur“ : toute vie me semble digne et valeureuse. Faut-il nécessairement la questionner ? Oui, si l’on est philosophe comme Socrate, qui réussit à faire accoucher son interlocuteur d’un savoir qu’il croyait ignorer (en quoi consiste la maïeutique) ; pour autant, je ne crois pas que la vie soit dépourvue de valeur si un tel questionnement n’advient pas. La réflexion et l’analyse sont des outils, des guides pour avancer dans le monde alentour, mais elles doivent être elles-mêmes informées par la vie, par ses surprises et ses aléas, pour rester pertinentes. Sinon, on tombe vite dans l’abstraction inutile, rhétorique ou sophiste.
Quel penseur ou artiste accompagne votre travail ?
J’ai fait un film sur Michel Foucault parce que c’est un penseur que j’admire énormément et en qui je me retrouve facilement. Malgré sa complexité et ses variations, il m’a toujours semblé très familier. C’est donc qu’il m’inspire personnellement, y compris dans la manière d’être et de réfléchir au jour le jour.
Concernant les artistes qui pourraient m’inspirer, je suis – paradoxalement – sur le versant opposé, attiré par des auteurs très sensibles et peu conceptuels, pratiquant le doute et la confusion volontaire – par exemple, en littérature, un écrivain un peu flottant comme Patrick Modiano. Ceux-là inspirent sans doute l’autre versant de mon travail, avec mes films que je qualifie de “romanesques”.
Que vous a appris Edouard Louis ?
Je connaissais déjà sa pensée et ses livres, c’est pourquoi j’ai voulu faire un film avec lui. Ce n’était pas une découverte. En revanche, j’ai découvert sa manière de communiquer sa pensée à autrui. Quand nous avons tourné le film, il s’est montré d’une grande générosité, acceptant d’être pris en charge par mon projet, de suivre ses improvisations, de partager une grande liberté. Il était très disponible, chaleureux, amical. J’ai découvert que l’amitié, la simplicité des relations humaines, pouvaient aller de pair avec une grande rigueur de pensée – ce qui n’est pas le cas chez tous les penseurs !
Quelle est la personne que vous aimeriez filmer ?
Celui ou celle qui sera le sujet de mon prochain film, sans doute. J’y réfléchis, mais rien n’est encore décidé.
Vous sentez vous héritier d’un mouvement, d’un élan, d’un auteur, ou sans héritage particulier?
Mon héritage est aux confins d’une époque. J’ai eu vingt ans dans les années 1970. J’ai vécu cette jeunesse dans une décennie qui conjuguait l’extrême sensible (libération des mœurs, nouvelles manières de vivre sa liberté au quotidien) et la pensée théorique à son firmament (on parlait de Deleuze et Foucault, la liste est longue des grands penseurs de ces années). C’est donc un héritage à la fois riche et parfois contradictoire : vivre avec son corps, vivre avec sa tête… Je retrouve cette dualité dans ma filmographie, je l’ai poursuivie et expérimentée en tournant à la fois des documentaires romancés et des portraits d’intellectuels.
Quelle est la question que vous aimeriez que l’on vous pose ?
Tout était parfait, merci !