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Jean-Baptiste Durand | Copyright Sylvère Petit

Chien de la casse : interview de Jean-Baptiste Durand

Amour et ruralité. Pour la sortie en salle de Chien de la casse, nous avons rencontré Jean-Baptiste Durand, son réalisateur. L’occasion de revenir avec lui sur la genèse du projet, ses choix, sa vision de la mise en scène et son rapport au monde.  

Racontez nous la genèse du projet Chien de la casse. Cela vient d’une envie de filmer un territoire, de raconter une histoire d’amitié ?

Le point de départ est assez diffus. C’est ma vie, la jeunesse que j’ai vécu dans les villages. Je corrèle l’amitié (et ses rapports) et l’arène qui sont les petits villages périurbains. Avec nos amis, on ne s’est pas vraiment choisi. On est un peu comme des frères et on trainait ensemble par défaut. Dès que j’ai commencé à faire des peintures lors de mon entrée aux Beaux-Arts, il y a eu une nécessité et une évidence pour moi : c’était de faire le portrait de cette jeunesse à laquelle j’appartenais. Dès que j’ai fait des films, j’ai poursuivi ce travail-là.

Il y avait un vide de représentation dont j’ai voulu m’emparer et apporter de la nuance. Il était important de mettre en lumière la jeunesse des petits villages. Quand j’étais jeune, je me retrouvais dans les films de banlieues et pas ceux des petits villages. C’était un paradoxe assez fort.

Quand je montais le projet du film, j’avais toujours une phrase qui m’accompagnait : « On est pas une minorité et pourtant on est peu visible. » C’est important que le cinéma s’empare des problèmes sociaux et mette en lumière tout le monde. Je souhaitais relever le projecteur et visibiliser un peu tout le monde. Je trouve ça fou que je sois presque singulier et excentrique à parler de cette jeunesse là alors que c’est une belle partie de la France.

Votre cinéma est très ancré dans son territoire, comme une forme de célébration rurale.

Complètement. Mes films sont des déclarations d’amour à mes potes et à cette ruralité. On a toujours été représenté, au mieux, comme des personnes qui avait l’intelligence du cœur et au pire comme des gens bêtes, qui ne sortent pas de leur village, parce qu’ils n’en ont pas la capacité intellectuelle. Ma volonté était de faire un portrait avec amour et bienveillance de cette ruralité. Parce que c’est bien plus complexe que ça. Et je ne voulais surtout pas apporter un regard supérieur et condescendant.

Je voulais m’inscrire dans la même mouvance que l’on peut retrouver dans la littérature, avec Fief de David Lopez et Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu (Prix Goncourt 2018).

Lorsque l’on regarde vos courts-métrages (Il venait de Roumanie, Vrai Gars, Le Bal notamment) et aujourd’hui Chien de la casse, ce sont des histoires d’amour et/ou d’amitié souvent tumultueuses, conflictuelles.

Je souhaite toujours parler d’amour, dans son concept absolu, et de la nécessité d’aimer. Que ce soit l’amitié, la famille ou les relations amoureuses. L’amour est souvent très maladroit. Et je trouve ça très beau de montrer la maladresse de l’amour. Parce qu’on touche à sa forme la plus pure.

C’est une forme d’amour que j’ai connu, assez vive. Mais c’est aussi un film qui parle de pudeur. Une pudeur que j’associe à la lâcheté parfois. Au lieu de se dire qu’on s’aime on va se faire une vanne ou on va avoir besoin de boire des litres d’alcool pour se déclarer nos flammes.

Avec le personnage de Mirales (ndlr : interprété par Raphaël Quenard), j’aimais cette idée d’un personnage qui veut que ça change mais la dernière chose à laquelle il a pensé, c’était de changer son propre regard. Il veut changer son village, son ami, sa mère. En réalité pour que le changement soit extérieur, il doit d’abord être intérieur. Décaler son regard, ça permet de mieux se réorienter.

C’est un film qui parle de solitude également.

Tous mes films parlent d’ennui et de solitude. Et rétrospectivement, je le découvre presque après avoir fait le film. C’est une préoccupation majeure chez moi. Et ça abime les relations. Quand on ne sait pas être seul, on ne sait pas être avec les autres, parce qu’on ne l’est pas pour les bonnes raisons. Mais c’est amusant de voir que ça surgit de moi au fur et à mesure des films, de manière semi-consciente. Et puis je ne sais pas mentir. Les quelques personnes qui ont vu mon film et qui me connaissent me disent que si on veut me connaitre, on regarde Chien de la casse et il y a tout. Mes obsessions, mes névroses…

Dans cette pléiade de personnages que vous montrez, lequel est-il le plus proche de vous ?

Je suis complètement dans tous les personnages. Pas seulement Dog et Mirales. Je pense être même plus proche de Paco (ndlr : interprété par Nathan Le Graciet), qui ouvre son propre restaurant dans le village. Il y a beaucoup de Mirales en moi, dans le côté vanneur ou la pudeur maladroite. Dans certaines phases de Dog, je me retrouve aussi.

Après, il y a beaucoup de mes amis, des relations que j’ai vécues. C’est un mélange dont j’ai le secret mais je ne conçois pas d’écrire un personnage où il n’y a pas une partie de moi dedans. Pour que je le comprenne, il faut que j’ai un point d’accroche émotionnel.

Au-delà d’un cinéma naturaliste, il y a dans le film un décalage poétique, prenant un pas de côté sur la chronique sociale réaliste.

C’était une volonté absolue de créer ce décalage, c’est pour ça que j’ai vraiment été très exigeant sur le texte. Ce n’est pas un film improvisé. Et dans toutes les idées de mise en scène, je souhaitais aussi créer ce pas de côté vis-à-vis du pur naturalisme. Dans les costumes, les décors, les lieux.

Par exemple, l’endroit où ils baladent Malabar le chien, il n’y a absolument rien de réaliste. C’est une plaine perdue, ça n’a pas de sens. Il y avait cette idée de western rural. La musique également vient déréaliser le film. Les cadres sont des cadres sur pied principalement. Je voulais que le cinéma empreinte cette poétique là. C’est de la fiction et j’avais besoin de m’écarter de ce réalisme et d’emmener le spectateur avec moi sur ce chemin poétique.

On pourrait rapprocher mes intentions et mon film de ce qu’on pourrait appeler un néo-réalisme poétique. Le cœur est réaliste, parce que c’est fondamental, mais il y a un décalage poétique. C’était une volonté presque politique et esthétique de ma part. Mes villageois ont le droit à cette incarnation, ils ont le droit à leur poésie.

En France, on a l’habitude de filmer les prolétaires et les gens des classes populaires, en prenant des acteurs non professionnels et de les filmer en caméra épaule pour s’approcher d’une « vision réaliste ». C’est un cinéma hyper-naturaliste mais au fond très bourgeois.

Je voulais que ce soit des vrais comédiens qui les incarnent. Même l’idiot du village. Pourquoi n’aurait-il pas le droit à son incarnation en fiction, avec un acteur professionnel et lui donner toute la puissance. C’est un vrai choix assumé : des comédiens, des plans sur pied, du texte.

Et concernant vos choix de mise en scène…

Ah, j’ai envie de faire une parenthèse concernant la mise en scène et qui me parait fondamentale. J’échangeais à ce sujet avec Hubert Charuel, le réalisateur de Petit Paysan. Il avait fait le choix de faire une mise en scène assez invisible.

Les gens ont tendance à confondre mise en scène et découpage technique. La mise en scène n’est pas uniquement le choix des axes et des mouvements de caméra. C’est aussi le choix d’un costume, d’un comédien, d’un décor, d’un repérage, d’une association avec la musique, le choix de dialoguer ou non le film, le choix du corps dans l’espace.

De prendre Raphaël Quenard en premier rôle pour Chien de la casse, que personne ne connaissait, qui a un accent bizarre, de lui mettre un jogging rose et de lui demander de dire son texte au mot-près en mettant du violoncelle par dessus ; peut-être que je fais un plan sur pied très simple mais le découpage est 1/10ème de la mise en scène.

On a souvent tendance à se dire que la mise en scène est très simple quand on est dans du champ/contre-champ, des plans larges. En réalité, je pense avoir fait des choix assez culottés de mise en scène. En fonction des choix, tu as besoin de simplifier ton découpage pour valoriser d’autres éléments. Avec des comédiens qui dictent un texte, des rythmiques de comédies à l’intérieur d’un drame social, cette touche de western, les costumes et les décors, cette association d’un bavard et d’un taiseux, il fallait que j’ai un découpage épuré.

C’est un drame social dans lequel j’ai voulu injecter de la poésie et du rire. Il n’y a aucun code de comédie. C’est juste que le personnage était décalé, avec de l’humour. Ça fait partie des décalages poétiques que je voulais créer. Et mettre beaucoup de tendresse aussi. J’avais des choses beaucoup plus drôle mais dès qu’on partait trop dans la comédie, je le coupais au montage pour garder cette densité dans le drame intime. Mais il est important de mettre du rire partout, parce que ça fait partie intégrante de la vie.

L’automne prend une place importante dans le film, dans sa symbolique, ses couleurs, sa relation à l’histoire et aux thématiques liées. C’était un choix volontaire ?

Initialement non, le film était écrit pour l’été. Mais le cinéma se construit avec les contraintes. Dans Little Odessa de James Gray, il n’était pas censé neiger et tu as l’impression que le film a été écrit pour ça. Le cinéma n’est que problèmes et rebonds. Si j’avais vraiment voulu faire un film d’été, j’avais le choix de faire le film un an plus tard.

Quand j’ai eu cette contrainte, je me suis creusé la tête et l’automne est finalement devenu une évidence. Notamment pour avoir cette sensation de village vide, de théâtralité. Et situer le film hors saison était finalement la meilleure idée. On associe beaucoup les films sur la jeunesse à l’été, parce qu’il est facteur de changements, d’épiphanies, crises et bouleversements. Le film aurait été très différent.

Concernant les couleurs, je voulais apporter aussi du contraste, entre les murs et les ciels qui accompagnent l’automne avec des couleurs plus vives, notamment concernant les costumes et les intérieurs. Les couleurs ont justement été poussées à l’étalonnage.

La présence du duo Quenard-Bajon apporte beaucoup de puissance à l’histoire d’amitié, par leur complémentarité. Comment s’est articulé le choix sur ces comédiens ?

J’ai choisi Raphaël Quenard il y a trois ans pour mon film, à l’époque où il n’avait quasiment rien fait, seulement des courts-métrages amateurs. On pourrait croire que je l’ai choisi suite à ses seconds rôles mais c’était une réelle prise de risque. Entre le moment où je l’ai choisi pour jouer Mirales et le tournage, il a eu le temps d’éclore et je suis très heureux qu’il ait pu montrer l’étendu de son potentiel et son talent, et que d’autres cinéastes aient vu le miracle. Je suis content d’avoir eu le culot de lui proposer un premier rôle. On ne passe pas à côté des génies quand on les croise.

Concernant Anthony Bajon, j’avais été saisi par sa prestation dans La Prière de Cédric Kahn. Il m’avait bouleversé. J’ai ensuite contacté son agent très rapidement. Dog c’était lui.

Aujourd’hui je bénéficie peut-être de leur exposition grandissante mais je n’ai pas du tout fonctionné « au bankable« , c’était des choix de cœur avant tout.

Les seconds rôles qui gravitent autour de ce duo ont un rôle prépondérant également.

Mes seconds rôles se sont construits, se sont tissés en aller-retour entre des intuitions que j’avais et les relations spéciales que j’entretenais avec chacun d’entre eux. Après ils ont tous passé des essais et si ça convenait pas ou que j’avais le moindre doute je ne les prenais pas.

Concernant Nathan Le Graciet par exemple, qui joue Paco, c’est quelqu’un dont je suis très proche, il a une intelligence très vive. C’était un des rares acteurs que je connaissais qui était capable de jouer monsieur tout-le-monde, quelqu’un sans névrose, et être capable d’irradier aussi l’écran par sa singularité. Sous ses airs de petit rôle assez facile, il fallait quelqu’un capable d’incarner cette simplicité avec singularité. Et ça demande un talent de jeu assez rare. Mais j’ai besoin d’aimer mes acteurs pour les filmer. C’est fondamental.

Le film est très épuré et évite les écueils de « trop-pleins » qu’on retrouve dans les premiers films généralement. Cette recherche de l’épure était-il un facteur important ?

J’avais une phrase en tête que je me répétais toujours : « Fais ce film comme si tu allais en faire 100 autres. » Je n’ai pas fait ce film comme si c’était le dernier mais comme si c’était le premier d’une longue série. Cela débarrasse de l’idée de vouloir tout mettre dedans. J’ai essayé d’injecter ce « trop-plein » dans l’épure à travers de petits détails qui viennent enrichir le film et éviter de faire des scènes gratuites et maintenir le tout dans l’arène de ma fiction. Mais il y a tout : mon rapport au football, au club de Montpellier, à la cuisine, au piano, qui étaient dans ma boite à idées mais que j’ai distillé en filigrane. Tout devait servir l’histoire. L’épure vient aussi du long processus d’écriture. Les deux dernières années ne consistaient qu’à épurer.

Les sous thématiques du film parlent de sujet assez contemporains : peur de la solitude, trouver sa place dans le monde, la peur du temps qui passe. Le cinéma d’aujourd’hui semble s’en saisir de plus en plus (cf. Rien à foutre, The King of Staten Island entre autres…). S’agit-il de questionnements qui vous traversent de manière profonde ?

Pour moi, ça me parait être des thématiques universelles et qui ont traversé l’histoire de la philosophie. On est dans une période en crise. La sincérité et l’ancrage à notre nature profonde (rapport à la mort, l’amour, à notre solitude) sont une nécessité pour sortir du marasme ambiant. On est peut-être face à un retour de ces questionnements de manière plus présente aujourd’hui.

On meurt de plus en plus vieux, on travaille de plus en plus tard, on trouve sa place plus tardivement. On reste presque adolescent jusqu’à 30 ans. C’est une question très prégnante pour la jeunesse occidentale. Les préoccupations ne sont plus les mêmes qu’il y a 50 ans. Il y a une léthargie imposée à la jeunesse qui est absolument aberrante. Les mouvements sociaux actuels liés à la retraite à 64 ans sont complètement corrélés à tout ça.

On nous explique que les anciens ont détruit la planète et que dans 40 ans on pourra peut-être plus vivre correctement sur Terre, comment peut-on se projeter? On ajoute de l’absurdité dans une vie qui l’est déjà bien assez.

Aviez-vous des références filmiques conscientes concernant votre film ? On pense notamment à Bruno Dumont.

Elles sont plus généralistes que filmiques. C’est autant les punchlines que j’ai entendu de mes potes, le football, la littérature, la peinture, le rap et parmi tout ça il y a des films. C’est nourri beaucoup plus largement que le cinéma.

Le travail de peinture de Guillaume Bresson a été important dans mon rapport avec le chef opérateur. Je ne me suis jamais reposé sur un film en particulier même si certains servaient de barrière de sécurité. Leos Carax par exemple avec Les Amants du Pont-neuf, qui n’avait pas peur de mélanger caméra épaule, plan large, travelling hollywoodien, de l’expérimentation. La radicalité et les choix courageux de certains réalisateurs m’ont guidé mais je n’avais pas de références conscientes et affirmés sur ce film.

Le Bruno Dumont des débuts avec La Vie de Jésus et L’Humanité avaient été marquant en tant que spectateur et jeune de village. Ça m’a aidé à forger mon regard, mais c’est davantage des références digérées et intérieures que conscientes.

Mon rapport à la langue s’est autant construit sur le rap (Akhenaton, Zoxea, Sako des Chiens de Paille…)  qu’avec les livres et mes potes dans la rue. Ce qui a forgé ma personne et mon regard, c’est ce que j’ai vécu dans ma jeunesse de village. Je ne suis pas un réalisateur issu d’une cinéphilie.