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Kingdom ferme son royaume

C’est en petit comité que la série Kingdom a tenu son pot de départ le 02 août dernier sur Audience Network. Au fond, la série de Byron Balasco a vécu son temps à l’antenne comme les membres du clan Kulina dont elle conte la destinée : entre initiés et avec un parterre restreint de fidèles conscients d’avoir trouvé quelque chose d’unique là où d’autres n’y voyaient qu’un énième drama sportif sans autres identités que sa toile de fond (le MMA, pour mixed Martial Arts). Retour sur une série qui, dans un secteur où un nouveau Stradivarius redéfinit les règles du jeu tous les trois mois, a toujours privilégié la justesse à la grandeur.

On peut prétendre sans peur de se tromper que la diffusion du series finale inondé sous des larmes de granit le public qui s’était constitué autour des aventures de la famille Kulina. Un public petit, mais fidèle et dévoué. Mais « vraiment petit », durent se dire les décideurs de la chaîne quand vint le temps de déterminer le sort du show à l’issue de la quatrième saison. Sans doute le tort de la série créée par Byron Balasco fut de n’avoir jamais vraiment réussi à percer le plafond de verre de cette fan-base solide mais pas assez large. Ce n’est pourtant pas faute de support de la part de la chaîne, qui avait (fait rare) commandé deux saisons d’une seule traite à l’issue de la première (c’est la raison pour laquelle Kingdom affiche trois saisons au compteur sur Internet, les 2 et 3 ayant été tournées dans la foulée, mais diffusées à un an d’intervalle). Il faut bien avouer que dans le paysage d’autant plus concurrentiel que dopé à l’excellence des séries télévisées contemporaines, il est difficile pour ne pas dire impossible d’attirer l’attention des spectateurs en se contentant de « bien » faire les choses. Et de fait, dans un contexte où chaque show semble être condamné à réinventer la poudre pour faire le buzz, Kingdom ne transcendait pas vraiment les limites de son format. A l’inverse, la série semblait presque se faire un point d’honneur à se tenir à un cadre dramatique dont les bases (narratives, esthétiques, géographiques) posées dès le premier épisode ne varieront pas (ou si peu) dans les quatre saisons qui suivent.

LA HORDE SAUVAGE

Comme tout bon drama familial qui se respecte, Kingdom narre les mésaventures d’une famille dysfonctionnelle. En l’occurrence les Kulina, dont le patriarche défectueux Alvey est une légende du MMA (Mixed Martial Arts), sport dont il a contribué à forger la légende. Il est aujourd’hui reconverti en coach dans un gymnase qu’il gère avec sa compagne Lisa, où il entraine notamment ses deux fils. L’aîné, Jay, est un chien fou surdoué mais incontrôlable qui entretient une relation fusionnelle avec son cadet Nate, excellent athlète mais tourmenté par une homosexualité honteuse qu’il refoule pour ne pas avoir à l’assumer dans un milieu peu enclin à la tolérance. Dans cette galaxie, on retrouve également Ryan Wheeler, ancien protégé d’Alvey (et accessoirement ex petit ami de Lisa). Ce dernier le pousse à remettre les gants après cinq ans de prison. Quant à Lisa, elle essaie de s’imposer dans un milieu d’hommes et tente de faire le tri dans ses sentiments partagés entre Alvey et Ryan. Enfin, Christina, la mère de Jay et Nate et prostituée accro à l’héroïne de son état, complète le cast de personnages récurrents et, comme vous pouvez le constater, résolument borderline qui compose la série.

Nate (Nick Jonas) et son père Alvey dans le coin de la cage.

« Sang, larmes et sperme » : telle est la recette d’un bon mélodrame selon le réalisateur allemand Rainer W. Fassbinder qui aurait sans doute apprécié Kingdom de son vivant. Pas parce que Balasco entretiendrait des liens étroits avec la filmographie de l’auteur du Mariage de Maria Braun, mais par l’absence de réserve avec laquelle il dépeint la nature même des personnages. Tous les protagonistes de la série se révèlent en effet prisonniers d’une rage autodestructrice qu’ils ne peuvent canaliser autrement qu’en l’extériorisant. Balasco semble alors suggérer ceci : assouvir ses pulsions est le meilleur moyen de s’en libérer, quitte à les laisser nous consumer à petit feu. Le seul moyen de vivre, finalement. De fait, le showrunner et ses scénaristes dégagent très tôt de toute onction rédemptrice l’horizon de ses personnages qui ont le mode de vie des émotions chaotiques qu’ils embrassent. Ryan Wheeler sort de prison après avoir presque battu son père à mort, le laissant paralysé dans un fauteuil ; et il retrouve sa place lorsqu’il retourne castagner des gens dans la cage. Jay Kulina reprend sa carrière de combattant en main, mais ne renonce pas pour autant à ses excès dans la drogue et l’alcool. Sa mère essaie tant bien que mal de renouer avec une vie normale, mais finit toujours par revenir dans le giron du milieu auquel elle appartient désormais. Quant à Alvey, père du déséquilibre général et combattant retraité qui a du mal à se faire à sa nouvelle vie, il est laissé seul face à des démons qu’il n’a jamais su dompter en dehors des guerres qu’il a mené dans l’Octogone. En définitif, seul Nate est laissé seul face à une frustration qu’il ne réussit jamais à exprimer, l’inhibition à laquelle il s’astreint dans sa vie privée déteignant sur son comportement dans la cage (jusqu’à lui causer deux sévères défaites dans la saison 2 ; les personnages de Kingdom ne perdent pas souvent, mais quand c’est le cas, cela concerne des arcs narratifs qui ne doivent rien au hasard). Incapables de vivre autrement que dans une conflictualité qui traverse les grilles de l’arène, les personnages n’ont de cesse, quatre saisons durant, de transformer leur vie en champ de bataille pour se sentir vivants. Impossible de rester en haut de la pente une fois qu’elle est grimpée : le pugiliste préférera redescendre pour réentamer l’ascension. On peut penser à Jay qui, suite à une victoire déterminante au début de la saison 3, plonge dans une spirale autodestructrice pour retrouver le déséquilibre qui lui ouvre l’estomac.

C’est sans doute l’une des caractéristiques les plus notables du show : évacuer très vite toutes possibilités d’un retour à une normalité qui n’a jamais existé. Si la télévision américaine dans son ensemble se vante d’évoluer dans des zones de gris laissées à l’abandon par le cinéma, peu d’entre-elles peuvent se vanter de croître dans cette ambivalence avec la frontalité de Kingdom. Ne jouant ni la carte de la hauteur existentialiste, type Les Sopranos ou Breaking Bad, ni du high-concept narratif dans son évolution, Kingdom n’offre aucun intermédiaire susceptible de prendre la main du spectateur. Le show a beau ne pas être avare en envolées contemplatives isolant les protagonistes dans leur mélancolie, Kingdom se montre résolument « in your face », comme si la fièvre qui anime ses protagonistes devaient imprégner l’image. A ce titre, le jeu habité de Jonathan Tucker – qui joue le rôle de Jay – et le regard régulièrement possédé qu’il promène sur son environnement incarnent parfaitement la charte d’une série dont le surmoi fait constamment la queue derrière l’incarnation viscérale de ses situations.

Ci-dessous, la musique d’entrée dans la cage de Ryan.

UNE SÉPARATION

L’équilibre est d’autant plus remarquable dans son maintien que Kingdom ne fait jamais du pied à la facilité dans le déroulement de son récit, ni dans l’évolution de personnages constamment ramenés à leur fatalité. A cet égard, toute la puissance de la quatrième saison réside dans la façon dont Balasco offre pour la première fois l’hypothèse d’une certaine stabilité dans les relations régissant ce clan atypique dont chacun des membres semble apprendre à vivre avec leurs névroses à défaut de pouvoir les effacer. Un espoir qui vole en éclat à l’issue éprouvante de l’avant-dernier épisode, alors que l’égocentrisme patenté d’Alvey resurgit sous l’effet de l’alcool quand l’un de ses fils décide enfin de se confier à lui. A noter d’ailleurs que, peut-être sous la contrainte de lever le rideau à l’issue de cette quatrième saison, Kingdom joue la carte d’une ellipse assez franche entre la saison 3 et la saison 4. Un intervalle de plus d’un an pendant lequel Nate se met en couple, Jay devient père, et Christina, « assistante » de son ancien souteneur… Autant d’événements déterminants dans l’évolution des personnages mais laissés à l’imagination du spectateur qui retrouve les protagonistes changés en début de saison. Comme si Balasco faisait le pari d’une audience suffisamment immergée dans son show pour reconstituer les événements d’une saison entière, telle l’ambition d’une transition séquentielle appliquée au temps-long d’une série télévisée. Dans un format qui unit particulièrement le spectateur aux personnages, Balasco laisse les siens vivre leur vie sans le spectateur. Dans les faits, il pave le terrain au principal motif de cette saison, celui d’une séparation, d’une perte après l’espoir d’une réunion. Autrement dit, il nous prépare à quitter les personnages, comme lorsqu’il jette dans le flou de l’ellipse le drame estomaquant qui conclut l’avant-dernier épisode, dissociant ainsi notre perception de la leur. Nous saurons ce qui s’est passé par à-coup, lors de courts flash-backs, mais jamais l’événement dans sa totalité. Comme si les personnages ne réussissaient pas à nous livrer le traumatisme qu’il venait de subir. C’est peut-être d’ailleurs la raison pour laquelle Balasco laisse en friche la plupart des sous-intrigues entamées cette saison pour se resserrer in fine sur le clan, quitte à jouer avec la frustration du public. On ne peut pas partager ce qui s’est passé avec qui que ce soit. Le combat d’Alvey qui conclut l’épisode (et donc la série) prend ainsi une double résonance, à la fois intradiégétique et extradiégétique : les adieux du personnage à la cage, et ceux du show au spectateur. Sa sortie très théâtrale (on le suit de dos rentrer dans les vestiaires, quittant les spotlights pour retrouver une solitude évocatrice) évite d’ailleurs de résoudre quoi que ce soit. Tout juste comprend-t-on que, tout comme les personnages ne vieilliront pas ensemble, tout comme le public ne suivra plus leurs aventures, la vie continue en dépit de tout.

Alvey (Frank Grillo) donne tout pour son dernier combat.

C’est ainsi que la série saisit l’essence du médium investi (la télévision) à travers le mantra dont elle ne se départit pas quatre saisons durant : la conclusion ne marque pas la fin de l’histoire. L’aspect très « tranche de vie » qui cimente la construction de Kingdom trouve son excroissance logique dans la propension du récit télévisuel à raconter ses personnages sans suspendre leur quotidien au déroulement d’une structure en trois actes. Le show partage des instants de vie qui ne sont que des étapes dans la trajectoire des protagonistes qui continueront à être eux-mêmes. Pour le meilleur et pour le pire, avec quelques cicatrices en plus et un bagage plus lourd à porter, mais sans pour autant changer. L’idée même de révolution copernicienne qui articule la plupart des schémas narratifs, construit dans l’horizon d’un bouleversement, ne passe pas les portes du royaume de Kingdom. A l’instar du cinéma des années 70 dont la dernière image laissait des points de suspensions, comme si l’action dramatique de la fiction dépouillée de ses prérogatives démiurgiques n’intervenait pas sur le destin des personnages.

Dans Kingdom, il s’agit d’effacer les traces de toute construction dramaturgique. Ainsi, Alvey quitte la cage tel le gladiateur qu’il n’a jamais cessé d’être, sans pour autant en tirer les vertus salvatrices qu’il espérait (ce qui, comme nous l’avons dit, a toujours constitué le mantra du show). Le dernier plan de la série montre un regard caméra et sa face tuméfiée, comme si son visage était le théâtre de l’éruption des plaies de son âme, seul face à ses démons et sa culpabilité évidente. Seul mais debout, la résilience étant la condition sine qua non de sa survie, mais aussi le socle de son identité, lui qui se définit avant tout dans sa lutte contre lui-même. Contrairement à Rocky Balboa, qui avait « évacué sa cave » lors de son dernier combat, Alvey et les autres sont condamnés à regarder leurs démons dans les yeux pour les tenir en joue. Le combat ne s’arrête jamais. La voie du guerrier dans le tumulte de la condition humaine se définirait ainsi : rester debout, quoi que la morale en dise. On est qui on est, et un homme doit faire ce qu’il a à faire.

L’ÂME DES GUERRIERS

Or, c’est dans cette dureté, dans cette âpreté des rapports humains que les personnages tirent leur complexité, chacun se montrant capable de conceptualiser leur rapport à une violence qui façonne largement leur mode de vie. On pense bien sûr aux excellentes logorrhées verbales de Jay, mais les autres ne sont pas en reste, notamment Alvey qui ne manque jamais de citer Winston Churchill dans le texte. C’est d’ailleurs au patriarche que l’on doit l’une des tirades les plus mémorables de la série, adressée à son psychothérapeute dans la saison 1 et que l’on peut retrouver dans l’un des tout premiers trailers du show :

« La plupart des gens préfèrent éviter le combat, parce qu’ils ne veulent pas connaître la réponse à la question fondamentale : fais-je partie des faibles, ou des forts ? ».

Dans le même état d’esprit, lorsqu’un journaliste lui demande si le combat en cage (et les sports de combats en général) est une métaphore de la vie (prendre des coups sans plier pour pouvoir en donner), le coach répond du tac-au-tac : « Non, trop facile, c’est un slogan ». Une réponse que Kingdom ne donnera d’ailleurs jamais ouvertement au spectateur, qui ne bénéficiera jamais d’une morale lénifiante susceptible de lui faire prendre de l’avance sur la question qui ne cesse d’animer les personnages saison après saison : « Pourquoi je me bats ? ». Le show laissera le public tirer ses propres conclusions au fil des saisons qui verront chacun des personnages évoluer sur ce point pour arriver à une conclusion commune : parce qu’ils ne peuvent pas vivre autrement qu’en embrassant leur propre nature. Pour tous ces personnages borderline, se tenir debout dans la cage, c’est assumer et exprimer la sauvagerie qui les exclut du corps social, le seul moyen d’assumer le poids de leurs erreurs sans s’effondrer comme le préconiserait la morale ambiante, de vivre sans poser un genou à terre. Preuve en est le sens de l’évocation dont se pare l’ultime plan de la série : le combat continue, et ne s’arrêtera jamais.

Cette incapacité à vivre normalement avec le reste du monde sous-tend l’aspect résolument clanique de la description opérée par Balasco et son équipe. Chaque geste effectué en faveur d’une insertion dans la normalité se solde par un échec sans appel : voir Jay et sa tentative de mener une vie rangée dans la saison 4. Et pour cause : vivre avec les autres, c’est refouler sa sauvagerie pour rejoindre le reste du troupeau. Les principes sont plus importants que la morale selon Balasco, tous les personnages transgressent ainsi le socialement acceptable pour vivre en accord avec leur nature. On pense à Jay, qui laissera partir femme et enfant dans la saison 4 pour retrouver ses démons, mais c’est surtout le parcours de Ryan Wheeler qui s’inscrit de plain-pied dans cette amoralité revendiquée comme un souci d’intégrité narrative. Lui qui sort de cinq ans de prison dans la saison 1 pour avoir mis son père dans un fauteuil roulant après l’avoir battu dans un accès de rage (il récidivera sur un cambrioleur dans la saison 4), se réinsère… En retournant dans la cage. Donc en faisant ce qui lui a fait commettre l’impensable. Le commun des mortels ne pourrait pas vivre avec le poids d’un tel acte. Eux oui. C’est ce qui en fait des êtres à part, des gladiateurs.

Kingdom ne cessera jamais d’alimenter la dichotomie entre le monde des personnages et celui d’une civilisation à laquelle ils ne peuvent appartenir. Dans la saison 2, Alvey retrouve un ancien frère d’armes, lui aussi combattant retraité, qui lui fait miroiter par sa situation la possibilité d’investir dans une affaire juteuse. Evidemment, il s’agit d’un plan trop parfait pour échouer. Et, bien évidemment, il y a un vice. Subtilement, la réalisation nous incite à lire le point de vue d’Alvey, le jeu tout en finesse de Frank Grillo nous permettant de comprendre que son personnage flaire instinctivement l’arnaque dans la proposition de son collègue. Il comprend que la stabilité psychologique et professionnelle affichée n’est que poudre aux yeux susceptible de lui faire miroiter un horizon qui lui est interdit. Pourtant, il fait comme si de rien n’était. Il laisse le loup entrer dans la bergerie pour lui faire les poches. Tout simplement parce que l’enjeu ici n’est pas d’offrir à Alvey une possibilité de « réinsertion » dans la vie normale ou de lui présenter un espoir de reconversion sérieux. Il s’agit de se trouver un adversaire, de remonter sur un ring virtuel qu’il aura lui-même mis en place. Pour pouvoir ressentir le frisson d’être une nouvelle fois sur la brèche, de vivre la possibilité de mettre sa vie sur la sellette « Si tu essaies de me baiser, je te tue », déclare-t-il un sourire aux lèvres, tandis que la succession de plans serrés sur l’échange de regards ne laisse que peu de place à l’équivoque.

C’est dans sa capacité à faire ressentir les aspérités primitives des pulsions de vie et de mort de ses personnages que Kingdom forge clairement son identité, bien loin du simple « sport drama » auquel il aurait pu s’enchaîner. Au contraire, et bien que la série compte son lot de caméos de certaines personnalités éminentes de la discipline (on compte notamment l’ex-combattant maintenant commentateur Kenny Florian, le coach Greg Jackson – par ailleurs consultant sur la série -, poste qu’il occupait également sur le Warrior de Gavin O’Connor, l’ancien champion Matt Hugues… tous trois dans leur propre rôle), Byron Balasco et ses scénaristes se font un point d’honneur à cheviller la représentation du MMA à la logique narrative de l’ensemble. De fait, la série prend ironiquement à contre-pieds le sport dont elle est censée constituer la vitrine, justement en diminuant sa dimension sportive pour en faire un moyen d’expression de l’animalité des personnages. Loin des efforts actuels des Héraults de la discipline pour normaliser le MMA sur la scène publique afin de l’imposer comme un sport à part entière, Kingdom ne laisse aucune place à une quelconque morale lénifiante susceptible de brosser le consensus général dans le sens du poil, ou de rassurer le spectateur sur ce qu’il regarde. La série ramène l’idée même de combat à sa dimension primitive et animale, l’aspect sportif demeurant finalement un moyen civilisationnel pour épancher une pulsion antédiluvienne. On ne peut s’empêcher de penser aux mots du combattant sulfureux Nick Diaz qui avait livré sa pensée concernant l’acceptation sociale et médiatique d’une pratique longtemps considérée comme un ersatz de sous-culture ultra-violente :

« Je pense que ce sport a déjà parcouru beaucoup de chemin pour être ne serait-ce qu’appelé comme ça : « un sport », pour que ça puisse être diffusé à la télé (…). Ce n’est pas un sport, c’est vraiment plus que ça. On se bat, ça n’a toujours été qu’un combat ».

Ou comme le dirait Ryan Wheeler à l’issue d’un combat qui l’aura vu canaliser sa crise de panique dans les vestiaires en énergie destructrice pour transformer le visage de son adversaire en steak tartare : « De la pure violence professionnelle ».

LES SEIGNEURS DE DOGTOWN

A la guerre comme à la guerre, Kingdom refuse de lisser les contours du milieu qu’il représente pour le rendre inoffensif ou plus facilement acceptable à une audience grand public (les personnages devenant de leurs propres aveux « des animaux dans la cage »). Quitte à entériner un peu plus son statut d’outsider dans le secteur concurrentiel de la télévision U.S, assumant de faire reposer son renouvellement sur les épaules d’un public fidèle mais difficilement extensible (à l’instar de Community de Dan Harmon, ou de Rescue Me de Denis Leary). C’est d’autant plus injuste quand on considère à quel point la série se révèle plus exigeante qu’elle n’en a l’air dans sa conception. Notamment à l’aune d’une charte esthétique qui refuse le prêt à filmer générique parfois de mise chez ses concurrents afin de réellement travailler l’ancrage des personnages dans leur environnement. L’un des volets fondamentaux de Kingdom réside en effet dans le lien organique que les personnages entretiennent avec Venice Beach, quartier de Los Angeles où se déroule la majorité de l’action et qui imprime ses traits de caractères sur les personnages.

Ryan (Matt Lauria), assisté par Nate, contrôle sa perte de poids.

Bastion de tout un pan d’une certaine contre-culture typiquement californienne (qui accueillit notamment la naissance du skate-board dans les années 70), Venice est connu comme un territoire où coexistent plusieurs identités disparates et qui survit encore au mouvement de syncrétisme ayant aplani nombre des particularismes culturels mondialisés. L’état d’esprit post-hippie partage une chambre avec la violence des gangs aux alentours. Son bord de mer est la propriété des surfers et des filles en rollers la journée puis passe sous le joug des dealers la nuit. La culture du chill typiquement californienne s’accompagne d’une dureté des mentalités intrinsèquement américaine… Visiblement fasciné par un lieu auquel il avait déjà consacré une précédente série télévisée, avortée car non commandée par la chaîne après le pilote (Westside), Balasco met Venice à l’honneur dans la connexion physique et spirituelle nouée avec le récit. Convoquant les canons visuels contemporains (caméra portée, montage cut, décadrages fréquents) pour émuler la spontanéité de l’action, Kingdom révèle ses aspérités formelles dans le travail de sa lumière, dont les reflets diaphanes, quasi-minéraux enveloppent les personnages pour mettre leurs émotions à vif. Comme une seconde peau qui aurait imprégné leur ADN en somme, forgeant avec la terre dans laquelle ils évoluent un lien quasi-tellurien. A mille lieux des dramas hors-sol qui reproduisent invariablement les mêmes schémas et conventions en revendiquant une identité géographique qui n’existe que d’un point de vue cosmétique, Kingdom rend presque impossible sa transposition dans un contexte autre que celui de Venice. Le caractère effervescent, imprévisible et marginal résonne chez des personnages qui vivent leur vie jusqu’à la brûler. De fait, il y a dans la série cette description communautaire qui nous donne à voir un mode de vie à part entière, dans lequel les athlètes passent une nuit de biture avant de s’infliger un entrainement de spartiate le lendemain, où la philosophie épicurienne qui anime l’ensemble induit une mentalité de rebelle chez ses occupants, voire d’inadaptés au monde extérieur pour certains. Comme le dit Alvey lors d’une conférence de presse « I’m Sid fucking Vicious ». On ne pourrait trouver de meilleure analogie : les Kulina sont effectivement les Sex Pistols du MMA, des Bukowski de l’octogone, les Sam Peckinpah des gants de 4 pouces. La sauvagerie du territoire déteint sur les comportements qui reproduisent les mœurs de l’environnement avec lequel ils ont fusionné. Jusqu’à porter ensemble le fardeau de leur drame personnel : voir cette superbe scène à la fin de la saison 4 où les cendres d’un personnage-clé sont dispersées au bord de l’eau, comme si la brise marine portait également son deuil.

Vous l’aurez compris, sous ses airs de petite série qui ne réinvente pas l’eau chaude, Kingdom mérite très largement qu’on s’y intéresse. Justement parce que la série de Byron Balasco ne cherche jamais à forcer une quelconque révolution copernicienne dans son déroulement, ni à retourner le cerveau de son audience à travers quelques effets de manche qui affichent leur sophistication. La justesse, c’est probablement la caractéristique principale de cette série qui n’aura cessé quatre saisons durant (enfin, trois si on tient compte du fait que la 2 et la 3 ont été tournée dans la foulée) de représenter des personnages dans un contexte. Sans tenir compte des tendances qui commandent le moment, ou en essayant de ménager la sensibilité de son public potentiel. C’est peut-être pour cette raison que ce qui reste de la série tient davantage dans des instants que dans des situations à proprement parler. Le regard empli de fierté d’Alvey à Jay lorsque ce dernier décroche une ceinture de champion, exprimant en un instant ce qu’il n’a jamais su lui dire. Les sanglots de Ryan après qu’il eut payé son dû à son père d’une façon qu’on vous laissera découvrir. La colère de Nate, qui libère toute la rage intériorisée jusqu’alors, lorsque son père refuse d’écouter son aveu. Autant d’instants qui rejaillissent à la surface de l’iris bien après que le dernier épisode a été visionné. C’est parce qu’elle n’a jamais cherché à être grande que Kingdom l’est devenue.

Bande-Annonce : Kingdom

https://www.youtube.com/watch?v=U8ZQ04h1gho

Synopsis : Dans le monde du MMA, Alvey Kulina est une légende. Une vraie, de celle qui a versé son sang dans les arènes du monde entier et contribué à installer dans le paysage un sport dont il a été l’une des premières têtes d’affiches. La cinquantaine approchant, Alvey se retrouve sans bataille à mener, si ce n’est le gymnase qu’il essaye de gérer à Venice Beach et la dynastie de combattants qu’il cherche à créer avec ses deux fils. Jay, l’ainé, est un chien fou dont le talent inné cohabite avec les pulsions autodestructrices. Nate, le cadet est un athlète besogneux et renfermé qui vit dans le secret d’une homosexualité honteuse. Tout change lorsque, acculé à une situation financière de plus en plus précaire, Alvey n’a d’autres choix que de relancer la carrière de Ryan Wheeler, son ancien poulain qui l’avait quitté pour pouvoir combattre dans des ligues majeures. Problème : Ryan sort de cinq ans de prison pour avoir passé son propre père à tabac, et Lisa, son ex petite amie vit aujourd’hui avec Alvey auprès duquel elle essaye d’exister en tant qu’associée à part entière….

Fiche technique – Kingdom

Création : Byron Balasco
Réalisation : Byron Balasco, Michael Morris, Gary Fleder, Dennie Gordon, Craig Zisk, John Dahl
Showrunner : Byron Balasco
Interprétation : Frank Grillo (Alvey Kulveida), Matt Lauria (Ryan Wheeler), Kiele Sanchez (Lisa Prince), Jonathan Tucker (Jay Kulina), Nick Jonas (Nate Kulina) ,Joanna Going (Christina Kulina)
Nathalie Martinez, Paul Walter Hauser, Mac Brandt, Bryan Gallen, Mark Consuelos, M.C Gainey, Kirk Acevedo…
Scénaristes : Byron Balasco, Alec Metcalf, Bruce Rasmussen, Scott Wilson
Compositeur : Tyler Bates, Rafe Pearlman
Production : Balasco Productions, Endemol Shine Group
Distribution : DirectTV, Endemol Shine International (international)
Diffusion : Audience Network (Etats-Unis), OCS (France)

États-Unis – 2014-2017

Rédacteur LeMagduCiné