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Margot Kidder dans « Sœurs de sang » de Brian De Palma Margot Kidder dans « Sœurs de sang » de Brian De Palma © BRITISH FILM INSTITUTE/WILD BUNCH

Sœurs de sang ou le thriller post-Hitchcock incarné

De Palma ne fait pas mystère de son admiration pour Alfred Hitchcock. Avec Sœurs de sang, il lui rend un premier hommage appuyé tout en imprimant son propre style.

L’année 1972 peut être vue comme un tournant dans le domaine du thriller américain. C’est en effet cette année que l’immense Alfred Hitchcock tourne son avant-dernier film, Frenzie, modernisant pour l’occasion son style en lui adjoignant d’avantage de violence et une sexualité plus explicite. Cette même année, le jeune Brian De Palma se lance dans la production de son cinquième long-métrage et le premier qui lui soit vraiment personnel, Sœurs de sang, alias Sisters, un thriller qui doit beaucoup au cinéaste britannique. Une certaine manière de boucler la boucle.

L’œuvre d’un cinéaste en construction

En 1972, Brian De Palma est dans une mauvaise passe. Il vient de s’être fait renvoyer de son dernier film Get to Know Your Rabbit, dont la sortie sera sabotée par les producteurs. Il est alors engagé par Martin Ransohoff pour travailler sur le film Les Poulets, mais il en est renvoyé avant la fin du tournage après un nouveau désaccord avec le producteur sur les choix de casting. Le cinéaste rebelle se réfugie alors en Californie où il est hébergé par l’actrice Jennifer Salt qui a joué dans plusieurs de ses films précédents. C’est là qu’il fait la connaissance de Margot Kidder avec qui il se met en couple et a alors l’idée de faire jouer ensemble les deux actrices dans son prochain film. Pour son scénario, il s’inspire d’un article de Life Magazine de 1966 relatant l’histoire de sœurs siamoises en URSS. Le tournage a lieu à Staten Island à New York entre juin et août 1972 en 35 mm (excepté la séance de rêve filmée en 16 mm). Prévu pour être tourné avec un budget de 100 000 dollars, le métrage en coûte finalement 500 000. Signalons que le tournage se termine par une journée de 24 heures ininterrompues. On peut aussi noter que l’actrice Mary Davenport interprète la mère de Jennifer Salt, étant aussi sa parente dans la vie. De Palma reprendra ce principe dans Carrie au bal du diable avec Amy Irving et Priscilla Pointer.

Sorti le 23 mars 1973 aux États-Unis (et le 2 février 1977 en France), le film obtient un relatif succès public en rapportant un million de dollars et reçoit des excellentes critiques de la très influente Pauline Kael du New Yorker et de Vincent Canby du New York Times. Il est aussi sélectionné pour le Festival du film de Venise de 1975. Cet accueil positif consolidera la position de De Palma dans l’industrie hollywoodienne. Grâce à Sœurs de sang, le réalisateur affirme également les bases de son style et les thématiques privilégiées de son cinéma.

Un passage de flambeau autant que la construction d’un univers

En voyant le film, il est difficile de ne pas penser à l’univers du maître du suspense britannique. Le film de De Palma renvoie notamment à Psychose pour le meurtre à l’arme blanche ainsi qu’au dédoublement de personnalité (mais en inversant les rôles entre les sexes) et Fenêtre sur cour pour le voyeurisme. La dissimulation du corps au nez de la police évoque aussi La Corde. Sœurs de sang fait également référence au film Le Voyeur de Michael Powell, dont le titre original (Peeping Tom) sert à l’émission fictive du début du métrage. On peut aussi trouver dans le film des références au Cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene et La Monstrueuse Parade de Tod Browning, notamment pour les scènes de cauchemars racontant l’histoire de Dominique/Danielle. C’est la démonstration évidente de la cinéphilie viscérale de De Palma qui rend ici hommage à des univers qu’il apprécie comme spectateur. Mais c’est bien de l’univers d’Hitchcock dont le cinéaste italo-américain s’imprègne en premier lieu, notamment pour le mélange entre sexe et mort, l’action d’une personne ordinaire mêlée malgré elle au crime (ici la journaliste Grace Collier) et la montée en puissance d’un suspense et d’une ambiance oppressante. De Palma va jusqu’à engager Bernard Herrmann, compositeur régulier des films d’Hitchcock, pour écrire la musique du film. N’ayant jamais caché son admiration pour le réalisateur de La Mort aux trousses, il fait bien plus qu’un simple hommage, s’inscrivant dans la même veine du thriller à suspense en lui ajoutant toutefois sa patte personnelle.

En premier lieu, le cinéaste introduit une violence sanglante bien plus visuelle ainsi que des références sexuelles plus explicites. Celles-ci étaient déjà présentes dans les œuvres de son inspirateur mais elles profitent ici d’un nouveau contexte, celui des années 1970, qui voit un net assouplissement de la censure ainsi qu’une forte remise en cause de la conception classique du cinéma. Cette situation servira du reste De Palma qui en imprègnera largement sa filmographie ultérieure. Mais, surtout, il innove dans son style technique et visuel, notamment avec l’utilisation du split-screen, appelé à un grand avenir au cinéma et à la télévision. Il introduit aussi son utilisation de la vue subjective et du plan séquence qui deviendront des marques de fabrique. On peut ainsi dire qu’avec Sœurs de sang, De Palma commence à se construire une identité visuelle et narrative qui marquera essentiellement sa filmographie des années 1970 et 1980. Reprenant des codes largement éprouvés du genre ainsi qu’une partie du style hitchcockien, le cinéaste les transcende et les explore jusque dans leurs derniers retranchements pour créer une ambiance angoissante et stressante très réussie. Il en profite aussi pour explorer ses thèmes favoris, notamment le voyeurisme inspiré par sa propre jeunesse (il suivait son père, sur demande de sa mère, qui suspectait une infidélité). Le cinéaste illustre cet aspect autant par la présence de Grace Collier lors du meurtre que par la filature de Joseph Larch. Il faut ajouter son intérêt pour le dédoublement de personnalité (celui de Danielle Breton/Dominique Blanchion), et la quête d’un(e) protagoniste isolé(e) devant agir seul, sans le concours des forces de l’ordre, pour empêcher un crime atroce. La fin du film en demi-teinte est également caractéristique du réalisateur qui terminait ses films de cette époque sur un ton assez sombre (avant d’aller vers d’avantage d’optimisme à partir de la fin des années 1980).

Or, l’année précédente, Alfred Hitchcock, la principale source d’inspiration de De Palma, avait sorti son avant-dernier long-métrage au cinéma, Frenzy, qui reprenait la plupart des thématiques du grand cinéaste britannique. Dans un ultime tour de piste, ce dernier profitait de l’affaiblissement de la censure pour exposer davantage de violence physique. On peut considérer ce film comme son dernier vrai thriller sérieux, le suivant et dernier, Complot de famille, se rapprochant davantage du divertissement léger. Il est donc assez saisissant de voir deux films de réalisateurs si proches sortir à moins d’un an, d’autant plus qu’Hitchcock s’était lui aussi inspiré du film Le Voyeur. Il est en effet difficile de ne pas y voir une forme d’héritage direct, voire de passage de relais entre les deux cinéastes. Brian De Palma peut vraiment prétendre être un digne successeur d’Hitchcock, dans une version plus moderne, plus violente, plus viscérale. Cela n’empêche nullement l’Américain d’imprimer sa propre patte, comme on l’a vu, dès Soeurs de sang. C’est donc dans l’ombre d’un poids lourd du cinéma hollywoodien classique (bien que le cinéaste soit britannique) que s’est construit l’œuvre du jeune De Palma. Ce dernier, au fil des décennies suivantes, deviendra à son tour un monument du cinéma américain, un représentant parfait du Nouvel Hollywood qui s’est constitué à rebours du cinéma hollywoodien des années soixante.

Avec Sœurs de sang, Brian De Palma a été assez inspiré pour transcender son influence majeure, imprimer sa propre patte et devenir lui-même un maître du genre. Il conçoit un thriller haletant, angoissant et efficace tout en se livrant à des expérimentations visuelles qui feront date dans l’histoire du cinéma. Il s’agit donc d’un film important, tant dans la filmographie du réalisateur que dans le cinéma de genre, même s’il n’est pas le plus connu de ces catégories.

Bande-annonce : Sœurs de sang 

Fiche Technique : Sœurs de sang

Titre original : Sisters
Réalisation : Brian De Palma
Scénario : Brian De Palma et Louisa Rose, d’après une histoire de Brian De Palma
Avec : Margot Kidder (Danielle Breton/Blanchion), Jennifer Salt (Grace Collier), Bill Finley (Emil Breton), Charles Durning (Joseph Larch), Lisle Wilson (Philip Woode),Barnard Hugues (Mc Lennen).
Musique : Bernard Herrmann
Décors : Gary Weist
Photographie : Gregory Sandor
Montage : Paul Hirsch
Production : Edward R. Pressman
Genres : thriller
Durée : 93 minutes
Dates de sortie : États-Unis : 27 mars 1973, France : 2 février 1977