Quand Patrick Dewaere faisait sa série noire
Alors que 2022 marquera les quarante ans de la disparition de Patrick Dewaere, Le Mag du ciné a choisi de se replonger dans Série Noire. À la clé : un chef d’œuvre hypnotique porté par un acteur au sommet de son art.
Un polar culte porté par un combo gagnant
Série Noire sort sur les écrans français en avril 1979. Le film est réalisé par un jeune cinéaste alors peu connu, nommé Alain Corneau, et dont les trois premiers long-métrages étaient passés relativement inaperçus par la critique, à l’exception peut-être de Police Python 357 (1977) dont le rôle titre avait été confié au très populaire Yves Montand. Série Noire marque un tournant aussi bien dans la carrière du réalisateur que dans sa filmographie future. Le film ouvre la voie à une suite de polars qui n’auront de cesse de se référer au film. Citons notamment Le Choix des armes (1981) ou encore Le Cousin (1997) dont la noirceur rappelle l’atmosphère poisseuse de Série Noire.
L’œuvre est une adaptation du roman policier américain de Jim Thompson Des Clique des cloaques (1967). Le scénario est le produit d’une collaboration hybride qui engage non seulement le cinéaste mais également l’écrivain Georges Perec. L’auteur de la La Vie mode d’emploi (1978) est un habitué des plateaux de cinéma. Il a, en effet, déjà participé à l’écriture d’épisodes d’une série télévisée intitulée Chroniques de France, et co-réalise avec Robert Bober un long-métrage (Récits d’Ellis Island en 1979). Faire appel à Georges Perec, qui, pour rappel, est l’un des fondateurs de l’OULIPO (acronyme signifiant « ouvroir de littérature potentiel ») ne doit rien au hasard. L’auteur est, depuis longtemps, passé maître dans l’art de faire jouer les mots. N’a-t-il pas réussi le pari d’écrire un roman dépourvu de la voyelle « e » (La Disparition en 1969) ? Le romancier insuffle à la narration un vent ludique non dénoué d’ironie. Le titre est d’ailleurs un jeu de mot faisant écho à la collection éponyme « Série Noire » lancée par l’éditeur Gallimard à la fin des années 40.
Au duo gagnant formé par Alain Corneau et Georges Perec s’ajoute le talent de Patrick Dewaere sans qui le film n’aurait sûrement jamais vu le jour. On ne présente plus cet acteur incontournable qui sait tout jouer, à l’aise dans tous les registres. Il est aussi bien capable d’incarner un hippie provocateur prônant la liberté sexuelle chez Bertrand Blier (Les Valseuses 1974) qu’un juge en quête de justice chez Yves Boisset (Le Juge Fayard dit « le shériff » 1975). L’acteur parvient à se glisser admirablement dans le peau de Franck Poupard, minable représentant de commerce qui se métamorphose en tueur en série pour les beaux yeux de Mona, interprétée par Marie Trintignant, jeune adolescente prostituée par sa tante.
Un polar crépusculaire 70’s
Boudé par le festival de Cannes, où il est sélectionné en compétition officielle, le film réussit malgré tout à trouver son public. Pourtant, celui-ci ne pouvait manquer d’être dérouté par ce film policier à petit budget qui renverse tous les code du genre. L’histoire semble réunir toutes les thématiques classiques du film noir américain des années 50 : l’anti-héros solitaire, la jeune demoiselle en détresse (pour qui le héros se perd), et le non moins classique motif du crime, à savoir, le magot de la tante à dérober.
Jusque-là rien de bien nouveau ou presque. Série noire est basé sur des topoï narratifs qui participent à la structure sur laquelle s’appuie le genre du polar. L’œuvre réinvente les stéréotypes classiques en partant d’une sensation de déjà-vu. Si l’histoire anticipe sur celle du Facteur sonne toujours deux fois (1981), l’atmosphère du film rappelle aussi celle de Affreux, sales et méchants (1976) où Ettore Scola dresse une satire grinçante de la misère sociale. Ici, nous ne sommes plus dans les favelas de Rome, mais au cœur de la banlieue pavillonnaire dortoir dans années 70.
L’atmosphère du film s’inscrit dans des décors marqués par un autre forme de misère sociale associée à un conformisme middle-class en pleine expansion. Les bâtisses bourgeoises abîmées côtoient des terrains vagues enneigés, laissés à l’abandon, où déambulent des personnages désœuvrés. Série noire est un film violent qui s’appuie moins sur les clichés du polar que sur ceux du fais divers tels qu’on peut le trouver dans les journaux. Le film expose les divers engrenages qui poussent à la violence. Les protagonistes apparaissent tout à la fois comme des victimes et des bourreaux face à un monde qui ne laisse pas beaucoup de place à l’évasion, et dans lequel le crime prend la forme d’une illusoire porte de sortie. La noirceur du film est d’autant plus prégnante à l’écran qu’elle n’est pas effacée par l’action. L’ironie mordante qui se dégage des dialogues injecte une certaine dose d’humour noir au film. La préparation et l’exécution des meurtres frôlent les cimes d’un sordide devenu aussi dérisoire que grotesque.
79 : année Dewaere
Plus qu’une énième variation sur la morosité grise des banlieues, l’atmosphère crépusculaire du film doit évidemment beaucoup à l’interprétation enragée de Patrick Deweare. Ce dernier crève littéralement l’écran. Il réussit à faire de ce Franck Poupard, arnaqueur à la petite semaine devenu par la force des choses un assassin notoire, une sorte d’archange quasi christique.
L’acteur livre une performance troublante qui parvient presque à nous faire croire qu’il joue son propre personnage. Le jeu du comédien crée une (fausse) collusion entre la performance scénique et la vraie vie. Certaines scènes du film donnent la sensation que l’acteur ne joue plus la comédie. Ce que confirme le récit des membres de l’équipe du tournage. Dewaere refuse, par exemple, d’être doublé dans une scène où son personnage se frappe frénétiquement la tête contre le capot d’une voiture. Il est évident que Franck Poupard n’est pas un sosie de l’acteur. Cependant, le personnage écorché de Franck Poupard trouve d’autres avatars dans la filmographie de l’acteur. Pensons notamment au protagoniste fou d’amour qu’il interprète dans Hôtel des Amériques (1981) ou encore à son personnage dépressif dans Paradis pour tous (1982).
Rétrospectivement, au regard des circonstances de la mort de l’acteur, il serait aisé de concevoir ses différentes performances, notamment celle qu’il livre dans Série Noire, comme un reflet de sa vie. Cette lecture biographique a, non seulement, le défaut d’être vaine, mais également celui de discréditer le réel effort de composition donné par Patrick Dewaere. Il faut évidemment de saluer l’interprétation sans failles de Marie Trintignant (Mona) en jeune fille aussi mystérieuse que mutique, et celle de Myriam Boyer (Jeanne) en femme au foyer désespérée. Patrick Dewaere impulse une énergie délirante à son personnage. Chaque geste qu’il exécute, chaque parole qu’il énonce, est un uppercut. Il compose avec génie un personnage ambivalent. Le comédien montre ainsi toute l’étendue de sa palette de jeu et s’efforce d’emporter avec lui les dernières réticences du public en mettant son art au service du cinéma.
Bande-annonce – Série noire
Fiche technique – Série noire
Réalisation : Alain Corneau
Scénario : Alain Corneau et Georges Perec
d’après le roman Des Cliques et des cloaques de Jim Thompson
Photographie : Pierre-William Glenn
Montage : Thierry Derocles
Société de production : Prospectable et Gaumont
Distribution : Gaumont
Interprétation : Patrick Dewaere (Franck Poupard), Marie Trintignant (Mona), Myriam Boyer (Jeanne).
Durée : 1h51
Genre : Drame, Film policier
Sortie : 25 avril 1979
Pays : France