D’un roman singulier au carrefour des genres, le réalisateur Christian de Chalonge fait un film tout aussi inclassable. Si ce dernier s’éloigne de l’œuvre originale, il porte aussi la patte incontestable de son auteur.
Dans les années 1980, alors que le cinéma de genre est encore peu développé en France, certains cinéastes tentent des projets audacieux et originaux. Notamment celui d’un film post-apocalyptique français adapté d’un roman culte paru une décennie plus tôt. En résulte un film assez étrange, Malevil, difficilement classable et intéressant aussi bien dans l’histoire qu’il récite que dans son contexte de réalisation.
Une œuvre ambitieuse purement française
Tout commence avec la parution du roman éponyme de Robert Merle en 1972 aux éditions Gallimard. Il raconte l’histoire d’un cataclysme nucléaire ayant ravagé la France et auquel réchappe une poignée de survivants au château de Malevil dans le Périgord. Ces rescapés s’efforcent d’abord de survivre, ensuite de reconstituer une nouvelle société en agrégeant d’autres isolés et en combattant des bandes de pillards meurtriers ainsi qu’un pseudo-évêque aux velléités de dictateur. Le roman aborde de nombreux thèmes dans l’air du temps des années 1970 : la politique, la religion, le monde rural, le rôle du chef, le mode d’organisation des sociétés, les relations homme-femme et le rapport de l’homme à la nature et à la technologie. Le récit est entièrement relaté du point de vue du narrateur, un certain Emmanuel, à l’exception du dernier chapitre traitant des actions postérieures à sa mort. Doté d’un certain succès, le livre reçoit la prix John Wood-Campbell Memorial en 1974 et devient un classique de la littérature de science-fiction française, étant même cité dans La Bibliothèque idéale de la SF publiée par Albin Michel en 1988, même s’il est au carrefour d’autres genres comme le roman d’aventures ou le robinsonnade.
En 1980, Christian de Chalonge, réalisateur atypique, entreprend d’adapter le roman en long-métrage de cinéma, poussé par le producteur Claude Nedjar. Le réalisateur travaille sur le projet avec son scénariste attitré Pierre Dumaillet qui avait déjà écrit le scénario de son précédent film L’Argent des autres. C’est d’ailleurs grâce au succès de ce film (où jouaient déjà Serrault et Trintignant) que le producteur décide de donner sa chance au projet. Pour son casting, il s’entoure d’acteurs populaires plutôt abonnés aux comédies comme Jacques Villeret ou le chanteur Jacques Dutronc et, surtout, l’acteur fétiche de de Chalonge : Michel Serrault. Le tournage a lieu dans l’Aveyron et le département de l’Hérault en septembre et octobre 1980, pour une sortie le 13 mai 1981. Ne rencontrant pas un grand succès, le film sera assez vite oublié avant de connaitre un regain d’intérêt par le biais de YouTube. Il est à noter qu’un téléfilm suivra (réalisé par Denis Malleval) ainsi qu’une pièce de théâtre jouée en 2012. Voyant de nombreuses différences avec son roman, Robert Merle dénoncera l’adaptation et demandera à ce que son nom soit retiré du générique, seule subsistant la mention, « inspiré du roman de Robert Merle ». Malgré son relatif échec, le film est intéressant à plus d’un titre.
Un film de genre inclassable
Le film peut se vanter d’avoir une ambiance propre très particulière. Là où la grande majorité des films post-apocalyptiques de cette décennie, dans la lignée des Mad Max de Georges Miller, misent essentiellement sur la violence, les courses-poursuites et les paysages désertiques, Malevil s’en distingue en adoptant un rythme assez lent, des portraits de personnages profonds et des paysages ruraux inhabituels dans ce genre de film. Réalisateur atypique et assez sélectif, de Chalonge façonne une atmosphère à la fois mystérieuse et oppressante, à la limite du cauchemar et du fantastique, comme il allait le refaire dix ans plus tard avec son Docteur Petiot. À l’instar du roman, le film est à la croisée de différents genres : science-fiction, horreur, aventure, drame social – un mélange rare dans le cinéma français de l’époque. Le film parvient à marier ses registres efficacement, en instaurant une ambiance ambiguë, privilégiant nettement les dialogues et les scènes descriptives à l’action.
Les changements par rapport au roman sont nombreux, surtout passée la première demi-heure assez fidèle : le personnage de Momo survit dans le film, ceux de Vilmain et la Falmine disparaissent, Evelyne devient une jeune femme et non plus une adolescente, mais, surtout, la fin est très différente puisque, contrairement au roman, elle voit la petite communauté être découverte et secourue par des hélicoptères. Pour autant, il ne s’agit pas d’une fin heureuse, bien au contraire, le réalisateur ne considérant pas la civilisation moderne comme salvatrice. Un dénouement qui rejoint la vision pessimiste et désabusée du cinéaste sur la société contemporaine. Cette réduction du nombre des personnages et des péripéties du roman correspond également à la propension de ce dernier à se concentrer sur les personnages et leur psychologie. Enfin, on relève une propension à l’obscurité, tant par la luminosité que par l’ambiance développée. Le récit est d’ailleurs très progressif et assez lent, porté par une réalisation sobre. Christian de Chalonge parvient ainsi à imprimer une véritable patte et à s’approprier le roman de Merle.
L’apocalypse demeure un sujet assez secondaire du film, l’explosion elle-même n’étant pas montrée (un choix fidèle au roman). Il est vrai que le cinéma français du début des années 80 n’allouait pas de gros budgets aux films de genre, même si pour cette occasion, EDF accepta de vider un barrage pour figurer un paysage désolé. Mais il y a aussi une volonté du réalisateur, puisque l’essentiel de l’action se concentre autour de la petite communauté, sa reconstruction, ses activités, les relations humaines en son sein ou au dehors. De plus, le film ne restitue pratiquement aucune des thématiques sociales abordées dans le roman, hormis l’importance de la hiérarchie, des relations humaines réorganisées et des rapports de force. Certains affrontements avec des pillards et les partisans de Fulber rappellent ouvertement les combats du maquis et de la Libération, souvenirs encore proches en 1980 et qui sont présents dans plusieurs films de cette époque. Des différents types de communauté présentes dans le roman, hormis quelques individus isolés, seuls deux en subsistent dans le film : celle d’Emmanuel, sorte de démocratie conservatrice (c’est Emmanuel, un châtelain et dirigeant local qui est désigné chef), certes rigide mais relativement humaine, et celle de Fulbert, une dictature messianique et militarisée empruntant ouvertement au fascisme. Jean-Louis Trintignant incarne avec conviction cet oppresseur opportuniste et vil se présentant comme une sorte de gourou absolutiste (dans le roman, il est un faux évêque) qui s’oppose assez vite au pragmatique mais pugnace Emmanuel. L’affrontement final entre les deux communautés révèle la symbolique du film : les partisans de Fulbert, reclus dans un tunnel, en sortent après la victoire des habitants de Malevil afin de se joindre à ces derniers, sortant ainsi littéralement de l’ombre à la lumière. Une symbolique encore renforcée par le retour du soleil peu auparavant dans le récit. Là encore, le souvenir de l’Occupation et de la Libération est proche.
Finalement, le film est surtout une tranche de vie humaine ordinaire prise dans les affres de l’effondrement de toute société civilisée. Il est certes imparfait, parfois caricatural dans le traitement de ses thématiques et trop contemplatif pour être apprécié de tous, mais il demeure un récit original, soigné et ambitieux, à la fin ambiguë et aux personnages bien campés. Une petite réussite rare dans le cinéma français et un véritable OVNI à redécouvrir.
Malevil – Bande-annonce
Fiche technique – Malevil
Réalisateur : Christian de Chalonge
Scénario : Christian de Chalonge et Pierre Dumayet, adaptation libre du roman éponyme de Robert Merle, reniée par celui-ci
Avec : Michel Serrault, Jacques Dutronc, Jacques Villeret, Robert Dhéry, Hanns Zischler, Jean-Louis Trintignant…
Producteur : Claude Nedjar
Musique : Gabriel Yared
Directeur de la photographie : Jean Penzer
Décors : Max Douy
Montage : Henri Lanoë
Costumes : Ghislain Uhry
Sociétés de production : Les Films Gibé
13 mai 1981 en salle | 1h 59min | Fantastique