Qui de mieux qu’un témoin direct des évènements (en l’occurrence un ancien réalisateur des armées) pouvait retranscrire de la manière la plus saisissante la Guerre d’Indochine ? Pierre Schoendoerffer aura livré, avec La 317e section, une des visions les plus réalistes et les plus personnelles de ce conflit encore largement méconnu.
Synopsis : Le 3 mai 1954, alors que la bataille de Diên Biên Phu touche à sa fin, la 317e section reçoit son ordre de repli. La section, composée de 41 supplétifs laotiens et de 4 Européens, doit gagner le poste de Tao-Tsai et se joindre à la colonne « Crève-Coeur » qui essaie de se frayer un chemin jusqu’au camp retranché de Diên Biên Phu. Huit jours plus tard, la 317e section aura cessé d’exister. Seuls quelques survivants épuisés tenteront de gagner le nord des montagnes défendues par les partisans Meo.
Un récit d’homme et de guerre, un récit d’hommes de guerre
S’il faut retenir le nom d’un cinéaste au parcours singulier, Pierre Schoendoerffer doit spontanément venir à l’esprit : engagé dans la marine à 18 ans, servant dans le conflit indochinois à 23 ans (dans le Service cinématographique des Armées) entre 1952 et 1954, et participant à la fameuse et désastreuse bataille de Diên Biên Phu (aux côtés du photographe Daniel Camus). À cette issue il sera fait prisonnier le 7 mai 1954 jusqu’au 24 août, ce qui le marquera durablement. Il se fera démobiliser en janvier 1955 et deviendra photographe de magazines. Ce fut à l’occasion de son séjour indochinois qu’il fera la rencontre de Raoul Coutard, alors photographe pour le service de presse et d’information de l’armée française, qui deviendra un ami et collaborateur fidèle ainsi que le directeur de la photographie attitré de la Nouvelle Vague (notamment auprès de Jean-Luc Godard).
Il démarre sa carrière de réalisateur avec le documentaire La Passe du diable, avec la collaboration de Jacques Dupont, produit par Georges de Beauregard et grâce à l’intervention de Joseph Kessel qui en signe les dialogues et le scénario. Un récit sur la pratique du jeux de bouzkachi en Afghanistan. Il réalise d’autres documentaires et films de fiction dans les années suivantes. Toujours marqué par son expérience en Indochine, il la retranscrit d’abord sous la forme d’un roman paru en 1963, La 317e section, puis par son adaptation cinématographique produite l’année suivante par Schoendoerffer lui-même. Tourné au Cambodge durant un mois, le film est éprouvant pour l’équipe, le réalisateur obligeant acteurs et techniciens à vivre à la dure comme les engagés et à bivouaquer dans la jungle. « J’ai imposé à tout le monde la vie militaire », dira-t-il, « un film sur la guerre ne peut pas se faire dans le confort ». Le film est photographié en noir et blanc, caméra à l’épaule dans un souci de réalisme très poussé. Le récit suit l’évacuation périlleuse de la garnison d’un avant-poste, une section locale de supplétifs, et sa marche laborieuse à travers la jungle, voyant la réduction progressive et irréversible de ses effectifs (de 45 à 4 hommes). Les rôles principaux, le sous-lieutenant Torrens et l’adjudant Wilsdorff, sont interprétés respectivement par Jacques Perrin et Bruno Cremer, acteurs renommés tant au cinéma qu’à la télévision, mais à l’époque débutants. Notons que Perrin retrouvera Schoendoerffer dans Le Crabe-tambour (autre adaptation d’un des romans du cinéaste) et L’Honneur d’un capitaine. Bruno Cremer retravaillera également avec le réalisateur pour Objectif 500 millions, et tous deux seront à l’affiche de La légion saute sur Kolwezi de Raoul Coutard, ici directeur de la photographie. Ajoutons enfin que Georges de Beauregard produira les trois films.
Pour des soucis de dramatisation, La 317e section change la chronologie du roman, passant d’avril-mai 1953 à 4-10 mai 1954 afin de la faire correspondre à la chute de Diên Biên Phu, et renforçant ainsi l’impression d’effondrement généralisé. Sorti le 31 mai 1965 en France, le film reçoit le prix du meilleur scénario au Festival de Cannes, ainsi que les éloges de la critique, de manière assez surprenante.
Un film sans concession et néanmoins conciliateur
Il est souvent difficile de publier un avis sans parti pris idéologique, en particulier concernant des faits historiques, alors encore proches, et avec des critiques français souvent très politisés. Pourtant, sans rien abdiquer de son point de vue, Schoendoerffer réussit le tour de force de susciter l’estime, voire l’admiration d’un milieu sans affinité avec l’armée. « Je suis profondément antimilitariste et c’est la première fois que je comprends des militaires de métier », déclare le journaliste Jean-Louis Bory dans Le Nouvel Observateur. « La 317e section écrase sans effort les neuf dixième du cinéma français », affirme encore Michel Mardore dans Lui. De fait, les critiques sont unanimes à saluer non seulement la qualité du film, mais aussi sa représentation des militaires et du conflit indochinois, sujet encore brûlant à l’époque. Il est vrai que le passé de Schoendoerffer sur le terrain des opérations lui confère une légitimité certaine. Mais ce n’est pas tout.
Comme évoqué, la réalisation pousse loin le sens du réalisme, notamment en adoptant une approche sobre, presque dépouillée, confinant parfois au documentaire, ce qui est d’ailleurs voulu. Un point de vue clinique, dur, direct qui confère au film une authenticité indéniable sans pour autant négliger la beauté des plans. L’effet est encore renforcé par la rareté des dialogues, débités avec parcimonie et allant droit à l’essentiel. Le sens du montage et l’ambiance nous immergent dans le récit en nous centrant sur cette poignée d’hommes qui nous semble, par moment, hors du temps et de l’espace à force de poursuivre une marche incessante et désespérée. Le casting, alors composé de débutants et d’inconnus, achève d’emporter l’adhésion par son excellence. Jacques Perrin, alors jeune premier, est parfait dans le rôle du sous-lieutenant Torrens, idéaliste et encore peu expérimenté, mais néanmoins volontaire et prêt à tout pour sauver cette section dont il a la charge. Son enthousiasme tranche avec le caractère plus réservé et désabusé de l’adjudant Wilsdorf, magnifiquement campé par Bruno Cremer qui n’était pas encore le commissaire Maigret, dans la série télévisée éponyme, mais impressionnait déjà de charisme tranquille. Vétéran de la Seconde Guerre mondiale sur le front de l’Est, son personnage a une approche différente de la situation, nourrie par son expérience plus conséquente, et s’en sert pour permettre l’évacuation avec le maximum d’efficacité. Le film insiste d’ailleurs sur cette importance de l’expérience de l’homme de troupe pouvant palier au manque de connaissance d’un chef, même compétent et courageux, ainsi que sur la nécessité de s’appuyer sur ce vécu pour mener à bien une mission risquée.
Justement, La 317e section est avant tout un hommage aux militaires composant l’armée française, d’avantage qu’à l’institution elle-même qui s’efface complètement. Ayant côtoyé au quotidien ces combattants durant son service en Indochine, Schoendoerffer a de l’affection pour eux ainsi qu’une admiration certaine. Il s’attarde donc beaucoup sur ces combattants anonymes, leurs efforts parfois surhumains, leurs souffrances, leurs exploits et leurs échecs tragiques. C’est une chose très rare à l’époque, que ce soit dans les cinéma américain ou européen, d’autant plus pour un conflit perdu. Cette dramatisation particulière est encore plus poignante quand on apprend, durant la marche, la chute de Diên Biên Phu, sonnant comme le glas de tout espoir de victoire et faisant raisonner l’absurdité de toute action militaire. On peut rapprocher ces portraits directs et simples de soldats perdus avec ceux dressés par Andrez Wajda des partisans polonais dans sa trilogie de la guerre : cette fascination mâtinée de tendresse pour les perdants magnifiques, les combattants confrontés à l’échec final mais ne lâchant pas un pouce et rendant coup pour jusqu’à la fin. On y trouve également cette vénération très française, qui allait vite devenir un cliché par la suite, pour les corps expéditionnaires et les petits groupes armés plutôt que pour les vastes batailles rangées, qui sont plutôt l’apanage des cinémas américain et britannique. Ce n’est pas pour rien que le film est devenu une référence absolue comme film de guerre français, régulièrement cité en France et ailleurs (notamment par l’historien britannique Anthony Beevor), et qu’il est aussi le plus prisé par les militaires eux-mêmes.
Signalons aussi que le film se livre à quelques allusions, tels un extrait de MacBeth entendu à la radio ou aux films de la Nouvelle Vague (la réplique de Willsdorff « qu’est-ce que c’est dégueulasse ? C’est la guerre », issue de À bout de souffle de Jean-Luc Godard). Le film lui-même sera référencé dans Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, dans sa version Redux, avec une scène traitant de la métaphore de l’œuf (« le blanc part, mais le jaune reste ») ainsi que dans le film Truand de Frédéric Schoendoerffer, fils du cinéaste devenu aussi réalisateur.
Un film somme devenu une référence dans son genre, toujours aussi percutant par sa sobriété et son ultraréalisme, mais aussi l’un des rares qui soit capable de mettre d’accord militaires, anciens combattants et critiques de cinéma antimilitaristes.
Bande-annonce : La 317e section
Fiche Technique : La 317e section
Réalisateur : Pierre Schoendoerffer
Scénariste : Pierre Schoendoerffer
D’après le roman de : Pierre Schoendoerffer, La 317e section (Editions Robert Faffont)
Directeur de la photographie : Raoul Coutard
Acteurs : Jacques Perrin, Bruno Cremer, Manuel Zarzo, Pierre Fabre
Nationalité : Français, Espagnol
Monteur : Armand Psenny
Compositeur : Pierre Jansen
Producteurs : Georges de Beauregard, Benito Perojo
Sociétés de production : Les Productions Georges de Beauregard, Producciones Benito Perojo, Rome Paris Films
Distributeur : Rank
Année de production : 1964
Durée : 94 minutes
Festivals et récompenses : Prix du meilleur scénario au festival de Cannes (1965)
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