En 1984, sort en France une vaste fresque épique, romantique et guerrière, servie par un énorme casting. Relativement méconnu, le film Fort Saganne demeure pourtant remarquable par l’ampleur de ses moyens et ses ambitions.
Un genre rare qui tente de s’imposer au cinéma français
Si certains genres de films sont largement traités au sein du cinéma français (la comédie, le drame, le polar, le film en costume), d’autres le sont beaucoup moins et ce fut notamment le cas de la fresque épique d’époque, un genre pourtant largement abordé dans les cinémas américain, anglais ou italien jusqu’aux années 1970. Le sous-genre particulier des films de cape et d’épée, mélange d’aventure fictionnelle et de sujets historiques, tomba en désuétude dans les années 1960 et il n’y eut pas vraiment de remplaçant, les rares films historiques des années 1970 et 1980 n’étant plus épiques mais sombres et austères. Aussi, on ne peut que saluer l’audace et l’ambition de l’équipe de Fort Saganne lorsqu’elle entreprend, en 1983, d’adapter le roman éponyme de Louis Gardel relatant les aventures d’un officier d’origine paysanne se distinguant en Afrique du Nord, tout en vivant une histoire d’amour compliquée en France. Et cela est d’autant plus vrai qu’il s’agissait à l’époque du film le plus cher du cinéma français (six millions de dollars soit environ trente-sept millions de francs), le budget comprenant la construction intégrale d’un fort dans la passe d’Amogjar, sur la piste de Chinguetti, en Mauritanie.
Le film bénéficie d’un énorme casting incluant les stars françaises du moment (Gérard Depardieu, Sophie Marceau) et des gloires confirmées (Philippe Noiret, Catherine Deneuve, Michel Duchaussoy) ainsi que des seconds rôles marquants (Pierre Tornade, Robin Renucci) et le chanteur Florent Pagny. Le réalisateur Alain Corneau était alors habitué au polar (il avait auparavant réalisé Le Choix des armes, déjà avec Depardieu et Deneuve) et change ainsi de registre, confirmant une polyvalence qui marquera la suite de sa carrière. Signalons que le rôle de Catherine Deneuve devait au départ être tenu par Romy Schneider, qui fut remplacée suite à son décès en 1982. Robert Enrico, d’abord prévu à la réalisation, se retira du projet suite à la disparition de Schneider et fut, à son tour, remplacé par Corneau. Long de trois heures et s’étendant sur une longue période, le film sera diffusé, suite à son exploitation en salle, sur Antenne 2 sous la forme d’une série télévisée de plusieurs épisodes incluant des scènes additionnelles.
Le film est d’autant plus original que le sujet des engagements de la légion étrangère française en Afrique du Nord (une majeure partie du métrage) fut rarement abordé au cinéma, à l’exception de La Bandera de Julien Duvivier et Il était une fois la légion (encore avec Deneuve) de Dick Richard . Il défriche donc un terrain vierge tout en se permettant un audacieux mélange des genres : le métrage mélange en effet film d’aventure, de guerre, drame romantique et morceau d’Histoire. Une démarche qui était également rare dans le cinéma national à cette époque, qui lui octroie une singularité renforcée par sa longueur inhabituelle. Remportant un certain succès en salle ainsi que lors de ses diffusions télévisées, il s’est constitué une petite réputation de classique sans pour autant demeurer dans la mémoire collective.
Un film d’époque intense
De fait, le film nous offre un spectacle complet alliant action, spectaculaire, épique et sentiments tout au long de son histoire fort dense. C’est l’ensemble des considérations humaines de l’époque qu’embrasse Corneau, l’aspiration de l’homme du peuple à s’élever dans la société, la soif d’aventure et d’héroïsme, la force des sentiments amoureux, la difficulté des relations passant de la simple camaraderie du compagnon d’arme aux échanges plus tortueux avec l’administration et la politique. Ainsi, même s’il contient des scènes de combat, le film s’attarde d’avantage sur la psychologie des protagonistes ce qui lui confère une patte typiquement française, et lui évite une trop fort comparaison avec les classiques du genre comme Lawrence d’Arabie ou Docteur Jivago.
On suit avec intérêt les évènements de la vie à la fois ordinaire et extraordinaire de Charles Saganne, simple paysan devenu héro de la France et ayant accès aux hautes sphères de la société, véritable symbole vivant de la méritocratie à la française, mais néanmoins demeuré un homme simple et droit, toujours appelé par l’aventure. Gérard Depardieu, alors au sommet de sa gloire, incarne parfaitement cette personnalité entière et charismatique, confrontée aussi bien à la dureté de l’hypocrisie de la société bourgeoise de son temps qu’à la rudesse de son existence de soldat dans le désert nord-africain. Face à lui, Catherine Deneuve et Sophie Marceau apportent une sensibilité et une profondeur d’âme qui contrebalancent cet univers.
Le casting a donc été judicieusement choisi pour nous permettre d’apprécier les prestations de plusieurs monuments de notre cinéma. Les acteurs et la volonté de rester rattaché à un certain contexte social et historique de notre pays confèrent au film son identité hexagonale, tout en chassant sur le terrain des grandes productions anglo-saxonnes. En outre, Alain Corneau s’avère largement capable de magnifier les différents axes du film, qu’il s’agisse des scènes de combat épiques ou des scènes plus intimistes. Il renouvellera l’expérience (mélangeant cette fois la comédie et l’aventure exotique) avec Le Prince du Pacifique, cette fois avec moins de succès.
Est-ce cette singularité qui donna au film sa réputation ambiguë ? En effet, tout en étant régulièrement cité et prisé par les cinéphiles, il est généralement oublié par le grand public qui se souvient plus aisément des productions à grand spectacle britanniques et américaines ou, dans le cas de la filmographie d’Alain Corneau, de ses polars. Il est pourtant bon de se rappeler que, il y a quarante ans déjà, le cinéma français savait occasionnellement faire preuve d’ambition et d’originalité, alliant grande aventure épique, film historique et histoire humaine sentimentale et sociale. Une belle réussite et un beau témoignage d’un cinéma à l’ancienne.
Bande-annonce : Fort Saganne
Fiche Technique : Fort Saganne
Réalisation : Alain Corneau
Assistants réalisateurs : Alain Centonze, Olivier Horlait
Scénario : Alain Corneau, Henri de Turenne et Louis Gardel d’après le roman de ce dernier
Avec Catherine Deneuve, Gérard Depardieu, Philippe Noiret, Robin Renucci, Sophie Marceau, Abder El Kebir, Jean-Laurent Cochet, Michel Duchaussoy, Pierre Tornade, Roger Dumas, Saïd Amadis, Salah Teskouk…
Photographie : Bruno Nuytten
Montage : Thierry Derocles, Robert Lawrence
Musique : Philippe Sarde, interprétée par le London Symphony Orchestra, sous la direction de Carlo Savina ; bande originale du film sur disque Milan REF: LC 8126 A Lux 238
Décors : Jean-Pierre Kohut-Svelko
Costumes : Veniero Colasanti, Rosine Delamare, Corinne Jorry
Affiche : Philippe Lemoine
Directeurs de production : Georges Casati, Bernard Lorain
Régisseurs : Alain Artur, Patrick Meunier, Bruno François-Boucher
Photographe de plateau : Georges Pierre
Producteurs : Albina du Boisrouvray, Samuel Bronston
Sociétés de production : Albina Productions, Films A2, Société française de production
Sociétés de distribution : Acteurs Auteurs Associés (France), Shochiku (Japon)
Genre : drame, historique, guerre
Durée : 180 minutes (3 h 0)
Dates de sortie : 11 mai 1984 (Festival de Cannes)