Pierrot le fou ou la chronique artistique d’une éternité annoncée

Berenice Thevenet Rédactrice LeMagduCiné

Quand Jean-Luc Godard décide de faire Pierrot le fou, le cinéaste est loin de se douter qu’il en est train de créer l’icône future d’une génération. Si la critique cinématographique de 1965 a tout de suite vu dans le film un chef-d’œuvre du 7e art, elle a, néanmoins, rarement évoqué la place capitale que tient l’art dans le film. Ce mois-ci, Le Mag du Ciné propose de réparer cet oubli en redonnant à ce film la place (artistique) qu’il mérite.

Quand Godard se moquait d’Hollywood

Parler de l’art dans le cinéma de Jean-Luc Godard nécessiterait évidemment plus d’un article. Un encyclopédie ne serait, en effet, guère de trop pour évoquer ce sujet. Pour illustrer une telle thématique, on pourrait sans nul doute commencer par évoquer ses derniers films, notamment Adieu au langage (2014) et Le Livre d’images (2018) qui se vivent tous deux comme des expériences cinématographiques sensorielles et réflexives, entremêlant le poétique et le politique. Cette omniprésence de l’art au sein même du 7e art constitue une constante dans la carrière du cinéaste. On en décèle déjà les prémices dès le milieu des années 60 avec le film Pierrot le fou (1965). Ce dernier condense, à lui seul, tout le style passé et à venir du réalisateur.

Il se situe, en effet, à la jonction de trois tendances. Il y a d’abord la résurgence du Jean-Luc Godard caustique qui rend hommage, en même temps qu’il s’en moque, aux codes du cinéma classique hollywoodien tel qu’on le voit dans A Bout de Souffle (1960). L’histoire du couple formé par Marianne (Anna Karina) et Ferdinand (Jean-Paul Belmondo) se présente tout à la fois comme un film policier, un road movie endiablé et une variation philosophique sur l’amour impossible. Si elle mélange et subvertit ces différents genres cinématographiques, l’œuvre anticipe également le virage plus ouvertement militant que prend Jean-Luc Godard à la fin des années 60. Deux ans avant La Chinoise, qui sort sur les écrans en 1967, Pierrot le fou annonçait déjà la couleur (politique) future du cinéaste.

La cavale infernale de Marianne et Ferdinand permet au réalisateur d’effectuer un portrait à charge du monde d’alors. Pierrot le fou dénonce aussi bien les affres de la société de consommation que la politique extérieure américaine. Il n’est pas rare de voir à l’écran des publicités filmées en gros plan. Comme cette publicité pour une marque de sous-vêtement féminin qui fait dire au héros, en voix off, ce commentaire ironique : « Il y avait la civilisation athénienne, il y a eu la Renaissance, et maintenant, on entre dans la civilisation du cul. » La critique du mercantilisme tous azimuts s’accompagne d’une réflexion autour de l’hypersexualisation du corps des femmes dans la société. Pensons aussi à ce moment où les personnages décident de rejouer la Guerre du Vietnam devant un parterre de touristes américains médusés. La pièce s’intitule « Le neveu de l’Oncle Sam contre le nièce de l’oncle Ho ». Pierrot le fou collecte et rassemble toutes les formes d’art disponibles afin d’en faire des armes de réflexion critique. Dans le film, Jean-Luc Godard manie à la perfection l’art du montage.

L’expression prend ici tout son sens. L’art est aussi bien situé à l’intérieur de la narration qu’à l’extérieur de celle-ci. Instaurant de nombreuses ruptures de ton, l’art est d’emblée conçu comme un outil critique cinématographique. Il se superpose à la narration quand il n’est pas tout simplement inclus à elle. Ce faisant, il enrichit le film et, plus globalement, l’histoire qu’il raconte, en apportant un sens supplémentaire à la mise en scène. On passe, par exemple, d’un gros plan de Marianne à celui d’un tableau de Renoir, rebaptisé à l’occasion « Marianne Renoir ». Certaines scènes sont parfois carrément entrecoupées par des plans n’ayant, a priori, rien à voir avec ce qui précède. Comme cette scène d’action interrompue par des néons « Las Vegas », filmés en gros plan au son d’une musique classique. Ces contrastes peuvent parfois emprunter un chemin beaucoup plus explicite. Comment ne pas évoquer ce plan d’intérieur où l’on voit des tableaux de Picasso trôner à côtés de kalachnikovs ? Superposer dans un même cadre deux objets aussi éloignés apparaît comme une raillerie cynique qui ravale l’art à un marché aux capitaux fortement douteux.

Vivre sa vie (comme au cinéma)

L’art n’est pas seulement un élément matériel venant s’apposer à la narration, il fait également partie de la dynamique des héros. Marianne confie à Ferdinand, qu’elle a rebaptisé Pierrot, qu’elle aimerait que « la vie et le roman ce soit pareil : clair, logique, organisé ». Le film s’attache à la fois à tromper ses dires en même temps qu’il exauce son souhait. Pierrot le fou est une œuvre qui se vit sur le mode chaotique, qui opère en permanence un grand écart cinématographique, allant du burlesque au policier, de la romance à la comédie musicale. On peut, dans une seule et même scène, passer du rire aux larmes. L’énergie bouillonnante que recèle le film conserve l’ADN de La Nouvelle Vague en même temps qu’elle pressent les agitations politiques de Mai 68. En mettant en scène des protagonistes en rupture de ban, Jean-Luc Godard subvertit le cinéma de papa et la société bourgeoise à laquelle il est rattaché.

L’histoire pleine de bruit et de fureur que vivent Ferdinand et Marianne est aussi celle de personnages qui choisissent de vivre leur vie comme s’ils étaient au cinéma. En décidant de fuir leur quotidien, ces derniers acquièrent un liberté nouvelle. Ils deviennent bientôt les héros de leur propre « film d’aventure » ainsi qu’ils le précisent en voix off. Menant leur existence comme bon leur semble, tour à tour voleurs, puis tueurs, les personnages (se) prouvent que la vie et la cinéma sont semblables. Avec eux, chaque acte ou évènement est toujours susceptible de se transformer de façon inattendue. Il font leur cinéma au sein même du cinéma. Cette mise en abyme n’est pas la seule à être au centre du film.

Pierrot le fou est, en effet, structuré autour d’une réflexion sur la valeur de l’art et, plus spécifiquement, du cinéma. L’œuvre est basée sur le postulat du héros éponyme qui affirme : « Nous sommes faits de rêves et les rêves sont faits de nous. » Il ne faut pas prendre la phrase comme une célébration de la psychanalyse. Pour le réalisateur, les rêves sont entièrement artistiques, et l’on pourrait même dire, exclusivement cinématographiques, puisqu’ils ne sont réalisés, dans le film, qu’à travers le biais du 7e art. Ferdinand est un autoportrait informel du cinéaste qui réaffirme, à travers son personnage, le pouvoir imaginatif sans limites du cinéma. Si l’art peut influencer la vie (et inversement), il peut aussi créer des interférences avec celle-ci, allant jusqu’à brouiller la différence entre la vie et la fiction artistique. Ferdinand devient, en effet, progressivement Pierrot le fou, ce personnage et héros de fiction qu’il a lui-même construit avec Marianne, et ce, même si cela le mène à la mort.

La mort sur fond bleu

Cette fiction que les personnages jouent à l’intérieur de ce qui est déjà initialement une fiction cinématographique possède d’entrée de jeu un ton morbide. Pierrot le fou construit une mise en abyme méta- où l’art se met lui-même à mort. Celle-ci est, de fait, omniprésente, sans cesse rappelée par les divers moyens artistiques qu’utilisent les personnages et le réalisateur. L’art possède ainsi une double fonction. Il annonce le futur des héros en même temps qu’il le fait différer. Pensons à ce moment, situé au début du film, où la narration est coupée par un gros plan de comics où est inscrit l’expression « Rendez-vous avec la mort ». Lorsque Ferdinand est agressé par de mystérieux inconnus, le réalisateur déplace l’évènement en hors-champs, en le remplaçant par un tableau de Picasso. La mise à distance de l’évènement n’atténue pas violence qu’il suppose puisqu’en obstruant la vue du public, l’art suggère d’autant plus qu’il ne montre rien.

Jean-Luc Godard met en scène un récit qui narre la naissance et la mort d’un couple. Si l’art permet, au départ, de réunir Marianne et Ferdinand, il devient très vite un vecteur d’incompréhension entre eux. Ces derniers lui accordent, en effet, une importance très différente. À la différence de Ferdinand, Marianne est une jeune femme qui entrevoit l’existence avec autant de légèreté et d’inconséquence que les héroïnes de roman. Pierrot le fou bascule dans l’étude de caractère qui révèle combien l’art alimente la mésentente des personnages en orientant leur avenir. La dernière scène du film constitue, en ce sens, l’acmé poétique et politique d’une histoire pleine de bruit et de fureur. Jean-Luc Godard parvient à condenser, en une seule scène, toutes les obsessions d’un film qui s’affirme, en permanence, comme la chronique cinématographique d’une éternité (artistique) annoncée.

Bande-annonce – Pierrot le fou

Fiche techniquePierrot le fou

Réalisation : Jean-Luc Godard

Scénario : Jean-Luc Godard et Rémo Forlani

d’après le roman Obsession (Le Démon d’onze heures), de Lionel White

Producteur : Georges de Beauregard

Sociétés de production : SNC, Rome Paris Films et Dino De Laurentiis Cinematografica

Distributeur d’origine : SNC – Société Nouvelle de Cinématographie

Interprétation : Jean-Paul Belmondo (Ferdinand Griffon dit Pierrot le fou), Anna Karina (Marianne Renoir), Dirk Sanders (Fred, le frère de Marianne), Raymond Devos (l’homme du port).

Durée : 1h55

Genre : Road movie, comédie dramatique

Sortie : 5 novembre 1965

Pays : France et Italie

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4.5