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Martyrs : du body horror à la mystique

Martyrs ne laisse pas indifférent puisqu’il offre l’expérience de body-horror la plus clivante qui soit : entre codes du genre et tentative d’élévation à un propos sans doute un peu intello. Martys est-il autre chose qu’une débauche hystérique de sadisme gratuit ?

La French Frayeur.

Les années 2010 sont une sorte de renaissance pour Canal + qui après au moins une décennie d’errance parvient enfin à stabiliser son modèle économique qui lorgne sur les grands studios américains tout en laissant une large place à la créativité maison, le fameux « esprit Canal ». Si l’on connaît cette fraîcheur du terroir, notamment dans le registre bien franchouillard de la comédie, la chaîne cryptée a pendant un bref moment sponsorisé et favorisé l’émergence d’un cinéma de genre à la française sous le label de la « French Frayeur ». Il s’agissait de jeunes auteurs cultivés dont la cinéphilie allait piocher aussi bien dans les classiques que s’abreuver aux blockbusters américains léchés, tels Predator ou Alien. Production généreuse, auteurs créatifs formant comme une bande ; les ingrédients étaient réunis pour donner naissance à un style à la fois audacieux et novateur d’autant plus inattendu que l’horreur française, hormis quelques vieux titres oubliés, n’avait pour ainsi dire jamais existé. Dommage qu’autant de passionnés n’aient pu faire durer le plaisir même si certains comme Alexandre Aja et son excellent Haute Tension ont pu continuer leurs carrière aux Etats-Unis, terre d’élection du cinéma de genre.

Entre thriller et terreur, la proposition esthétique de la French Frayeur consiste en une reprise originale des codes des films de genre dont les réalisateurs sont fans et qui restent connus entre tous, le tout lié par une sauce nappante typique de la cuisine française. La recette est cristallisée dans ce film séminal à bien des égards qu’est Le Pacte des Loups. Ainsi, Les Rivières Pourpres de M. Kassovitz singe (comme tant d’autres) l’esthétique sombre de Seven de Fincher à la lumière blafarde des dérives sectaires bien françaises. Haute Tension adopte quant à lui la narration à première vue classique d’un slasher en milieu rural, une sorte de Halloween dans la Creuse, pour finalement exploser dans un twist des plus déconcertants et étrangement satisfaisant. Parmi ces quelques réussites (auxquelles il faut ajouter l’excellent Frontières de Xavier Gens, qui lui aussi parcourt le trauma bien français de la collaboration pendant les années de plomb), aucun pourtant ne frappe comme peut le faire Martyrs de Pascal Laugier qui a fait ses armes en réalisant l’excellent making-of du Pacte des Loups. Comment décrire Martyrs quand le thème même du film repose sur l’incapacité des mots à communiquer l’insoutenable ? Sur l’indicibilité comme expérience intérieure comme dirait G. Nataille dont le film s’inspire décidément ?

Le choc, l’horreur, le trauma ; l’histoire de Martyrs articule ces trois émotions de manière quasi linéaire. On suit Lucie, fille qui s’est échappée de tortionnaires d’enfants, après un séjour à l’hôpital psychiatrique où elle se lie d’amitié avec Anna. Lorsqu’on la retrouve, c’est pour sonner à la porte d’une maison cossue où une famille ordinaire prend le petit-déjeuner dans une ambiance chaleureuse et détendue ; la table est mise, le café est chaud et les discussions complices vont bon train. C’est alors que la véritable énergie du film s’engouffre en une déflagration glaçante par le trou du canon scié que tient Lucie : s’enchaînent après ce massacre familial cris, pleurs, mutilations, hallucinations effroyables jusqu’à la détonation finale, d’un revolver cette fois, qui conclut cet étrange saut dans l’atrocité la plus violente.

La construction narrative.

Piochant à tous les sous-genres de l’horreur – à tous les râteliers diront certains, Martyrs est construit en deux parties bien distinctes qui ne se répondent que trop mal mais qui suivent les deux protagonistes féminins. La première partie centrée sur Lucie expose à grands coups de cris et de manière ultra rapide l’impossibilité de sa vengeance, c’est-à-dire en fait la puissance inextinguible de son trauma. Le massacre de la famille, bien loin de l’apaiser, ne fait que resurgir les pires images de sa mémoire tourmentée. Mais précisément, ces images ne sont pas visibles par le spectateur qui regarde cette première partie comme devant la courte scène de prologue ; on sent que quelque chose de dramatique et d’horrifique se joue, mais on reste perplexe car on ne peut que deviner ou imaginer avec difficulté ce qu’elle a pu subir – parce que c’est précisément inimaginable. Prélude à ce qui va suivre, le réalisateur joue avec nos nerfs.

La seconde partie vient en réalité combler nos attentes et nos désirs visuels en mettant en scène la source même du trauma de Lucie, cette fois-ci destinée à sa chère amie Anna. Un châtiment d’autant plus gratuit que la présence d’Anna n’était justifiée dans cette maison que par sa tentative – vaine évidemment – d’aider Lucie. S’ensuit alors ce qui n’est qualifiable autrement que comme une séquence longue, pénible, à la limite de l’invisible ( c’est le propos même du film) de torture au sein même de cette maison décidément bien étrange, marquant le film de l’alliance esthétiquement hétéroclite entre le home invasion et le torture-porn. Anna est en effet livrée sans qu’elle puisse résister à une sorte de secte mystérieuse, composée exclusivement de bourgeois impavides et impersonnels, pour être séquestrée au sous-sol (le film dans une catabase assumée se rapproche des souterrains – monde de l’invisible, de l’inavouable et bien sûr de la mort) et torturée jusque mort s’ensuive. Sans détour, la séquestration ici n’est au service que de l’exposition visuelle de la douleur infligée à Anna. Un jeu sadique de la part du réalisateur qui s’amuse à torturer son personnage et nous avec, dans une version grossièrement francisée de l’esthétique de Haneke ? Sans doute, mais le propos tenu pour gratuit du film n’en demeure pas moins intellectuellement intéressant et à refuser de le voir, on fait de cette œuvre, pour le coup, une débauche de douleur véritablement gratuite.

Film de genre et réflexion métaphysique.

Or, et c’est le lot commun des films d’horreur, et pourquoi pas des films de genre tout court, que de précisément transcender leurs codes esthétiques ( l’aspect genré de leur genre) pour susciter ou délivrer un sens qui ne peut s’y réduire. Si Martyrs choque, percute, violente, traumatise, c’est aussi (et peut-être surtout) pour cela. A l’articulation du film, passant du calvaire de Lucie à Anna, le monstre narratif se charge d’exposer dans un monologue court et implacable de Mademoiselle, qui semble chapeauter l’entreprise de la secte, les motivations de cette étrange société. Ces riches quidams ne sont que le prolongement de la famille massacrée par Lucie et figurent tout aussi bien l’avatar d’un cinéma français figé et mortifié dans les poncifs éculés de la comédie familiale et dérisoire. Mais ils se rattachent aussi à un autre tropisme bien connu des classes populaires et donc du genre populaire qu’est l’horreur : si les élites sont en haut, font partie de la high society, c’est qu’ils ont bâti leur irrésistible ascension sur quelque crime contre les gens d’en bas – ainsi le film classique Society de Brian Yuzna. Ici, ils sont peu bavards et moins gourmands mais sont persuadés qu’au seuil de la mort, dans l’expérience la plus atroce de la douleur qui confine au reniement de l’humanité, dans cet espace infime entre désintégration et vie, où l’on est pas tout à fait mort mais déjà plus vivant, se situe l’expérience métaphysique de l’après-vie. Bref, dans la culmination de la douleur peut s’expérimenter l’altérité radicale de la vie ; mais puisque le sujet de l’expérience ( au sens scientifique) n’ a pas trépassé, il peut revenir de cet étrange voyage, et tel Ulysse ou Dante, faire le récit de ce qu’il a vu. En sorte que la motivation de la secte est parfaitement claire quoique farfelue et outrageusement insupportable. Comme dans une sorte de christologie inversée, le torturé trouve un sens à sa souffrance en ce qu’elle constitue le moyen de rapporter aux autres ce qu’ils ne peuvent par définition pas vivre. Là où le sadisme reparaît, c’est que tout cela se passe bien entendu de l’accord de l’intéressée et l’on comprend qu’il faut que ce soit forcé pour que l’expérience puisse réussir, qu’il y ait un sens à l’existence humaine là où manifestement elle s’est retirée. Lucie puis Anna sont donc des martyrs au sens originel du terme, non parce que leur souffrance est incommensurable mais parce que leur calvaire témoigne d’une vérité plus haute et plus fondamentale que leur souffrance ( « martyrs » voulant dire en grec ancien « témoins »), celle d’un au-delà par définition invisible et inaccessible. Le spectateur est donc rendu à la satisfaction outrancière de sa pulsion scopique, bien connue au cinéma y compris comme principe de mise en scène au moins depuis Fenêtre sur Cour de Hitchcock ; le spectateur impuissant jouit en même temps qu’il se dégoûte de l’insoutenabilité des images. Le plaisir visuel est donc dérivé d’une souffrance feinte d’autant plus irrespirable qu’elle est gratuite mais il s’agit là du principe même, peut-être, de tout plaisir visuel au cinéma. Le plaisir voyeuriste de voir la vie des gens par le trou de serrure de la caméra. Là où P. Laugier est original ce n’est donc même pas dans la radicalisation de cette donnée essentielle au septième art (à la place du meurtre de la voisine d’en face, une succession ininterrompue et cauchemardesque de tortures), mais plutôt dans l’esthétique filmique qui consiste à accoler à un genre considéré comme bas – ici l’horreur- une expression plus haute et assumée quitte à frôler le ridicule comme en témoignent l’accueil plutôt froid de Martyrs en 2008. Dans une sorte de court-circuit de l’esthétique bourgeoise – ici représentée par la secte et Mademoiselle, le sujet appartenant à la culture haute est parfaitement réapproprié par la culture basse, le genre en l’occurrence, qui trouve ici sa terre d’élection sous forme de terre promise. Quoi de mieux qu’un film d’horreur pour représenter l’outrage incommunicable de l’expérience du martyr, ici élevé à une réflexion toute bataillienne.

L’intériorité de l’expérience.

Car en effet, les gars de la French Frayeur sont cultivés et à l’inattendue référence à Hegel dans Frontières ( Un personnage cite La Phénoménologie de l’esprit « l’esprit est un os » avant de fracasser le crâne de sa victime à la hache) semble comme répondre la référence à G. Bataille en toile de fond de Martyrs. Que dit Bataille notamment dans ce qu’il appelle « le non-savoir » ? Le non-savoir est au contraire de la théorie et de la philosophie classique un rapport non-discursif à tout ce qui s’exempte de la discipline inhérente à la sphère économico-rationnelle- ce qui relève de l’excès, du sacré, de l’érotisme, de la violence, de la mort- et c’est là ce qui nous offre, selon lui, le rapport le plus profond au réel. Car il y a une réalité qui n’est pas rationnelle, celle qui échappe à l’appropriation intellectuelle (le savoir) ou matérielle (le travail). Une réalité non opératoire, qui ne donne lieu à aucune œuvre, à aucun progrès- qui se donne comme destruction bien plus que comme construction, et c’est elle qui échappe depuis toujours à la philosophie et la condamne de ce fait à être une pensée en chaire, une théorie de doctes et de professeurs, séparés de la dimension la plus décisive de nos existences- de la mort sans retour, que rien ne compense dans le progrès de la raison, de la sexualité déliée de ses impératifs biologiques et sociaux de reproduction, de la violence, indifférentes au sort de nos sociétés, du sacré dont les rites nous paraissent désormais si étranges et barbares que nous en avons perdu la clé. De quoi attiser la convoitise la plus abjecte de la classe qui n’a plus rien d’autre à faire – et à voir – pour occuper son temps.

Si donc le film n’est clairement pas exempt de défauts, il a l’immense mérite de mener l’hypothèse bataillienne jusqu’au bout car le dénouement qu’on ne révélera pas ici, nous offre l’expérience ultime du martyr qui se retranche dans l’impossibilité de tout discours, (bien que le penseur lui-même en fit des livres). Ce dénouement qu’on prendra à juste titre comme d’abord un refus vengeur laisse échapper le sens le plus profond du film qui est de rendre le sacré au sacré en le distinguant une fois pour toute du profane crassement bourgeois – « le plus profond, c’est la peau » disait cet autre camarade de Bataille qu’est Deleuze. S’il y a donc du sadisme dans Martyrs c’est celui-là : nous faire effleurer le secret ; assez pour en avoir le goût et le pressentiment mais trop peu pour que son retrait ne soit pas vécu sur le mode de la déception. L’expérience de l’après-vie doit rester une fois pour toutes invisible et intérieure.

Martyrs : Bande-annonce

Fiche technique : Martyrs

Réalisation : Pascal Laugier.
Scénario : Pascal Laugier.
Actrices principales : Mylène Jampanoï, Morjana Alaoui.
Sociétés de production : Canal +, Wild Bunch, Eskwad.
Pays de Production : Canada, France.
Genre : Horreur
Durée : 100 minutes.