black-swan-daren-aronofsky-critique

Les obsessions de Black Swan de Darren Aronofsky (2010)

En 2010, le film de Darren Aronofsky « Black Swan » est une vraie réussite technique, commerciale et artistique. Le long-métrage rafle (presque) toutes les récompenses. Il vaut plusieurs nominations à ses acteurs, son réalisateur et son équipe technique. De décembre 2010 à toute l’année 2011, le nom « Black Swan » est sur toutes les bouches. Il éclaire les Oscars, les Golden Globes, la Mostra de Venise, tout comme les autres festivals locaux. Ce qui a fait son succès est l’obsession. Pureté, séduction, réussite, à chacun la sienne pour arriver à une seule chose : la perfection.

La préparation d’un film nécessite pour ses acteurs de se mettre dans la peau des personnages. Chaque acteur a sa méthode. On dit que Daniel Day-Lewis, Lady Gaga ou Jared Leto ont une façon de préparer leur rôle en se glissant dans la peau du personnage qui est assez saugrenue. Mais si ces acteurs finissent par lâcher prise après le film, ce n’est pas le cas du personnage de ce film : Nina Sayers, ballerine ayant obtenu le rôle d’Odette dans Le Lac des Cygnes, elle, s’acharne pour arriver à ce qu’elle estime être la perfection. Aujourd’hui, permettez-nous d’explorer l’obsession dans Black Swan, le film que nous estimons le plus réussi de Darren Aronofsky.

L’obsession de la pureté

Nina Sayers vit avec sa mère. C’est une vraie mante religieuse qui veut maintenir sa fille au stade enfantin. Son obsession est que sa fille soit comme elle le désire. Erica Sayers est une ancienne ballerine qui a renoncé à sa carrière afin d’élever sa fille. Mais son investissement dans la relation mère-fille frise l’étouffement. Nina a une chambre blanche et rose avec des peluches comme une petite fille. Rien n’existe à part la danse. C’est la seule sortie qui lui est autorisée. Nina n’a pas d’ami.e.s ni de relations amoureuses. Elle ne boit pas d’alcool, n’a jamais expérimenté de drogues.

L’intimité ne lui est pas permise puisque la porte de sa chambre est toujours ouverte. La pureté de Nina (dont le prénom veut aussi dire « l’enfant ») est portée au stade de l’obsession. Son espace vital et personnel, son corps et sa vie sont entièrement contrôlés par Erica. La seule volonté de celle-ci est de protéger sa fille de tous les maux, le problème majeur de cette situation étant que Nina n’est plus une enfant depuis longtemps…

Erica Sayers a pourtant poussé sa fille à s’éloigner d’elle à partir du moment où elle a beaucoup insisté sur le fait que Nina n’est qu’une partie d’elle et non une personne à part entière. Cela arrive le soir où elle sort avec Lily, exaspérée de l’enfermement qu’elle subit de sa part. Le monde d’Erica est entièrement tourné vers Nina et sa carrière, à tel point que les portraits qu’elle peint et dessine sont aussi ceux de Nina. Il n’y a pas de réel motif à cet enfermement physique et psychologique. Elle ne cherche pas à contrôler Nina dans un but précis, si ce n’est que la nature instinctive d’une mère est portée jusqu’à l’obsession. Peut-être est-ce à cause de la fin de sa propre carrière, comme une revanche sur la vie et le corps de ballet. Mais faire cela, c’est refuser de voir son enfant grandir et s’épanouir comme il le faut.

L’obsession de la séduction

Le patron de Nina est Thomas Leroy.  Ce personnage est bien souvent oublié mais nous allons réparer l’affront de suite. Thomas est le seul personnage masculin important du film. Il a une aura assez étrange, entre le prince charmant et le Barbe Bleue. C’est un personnage agaçant avec une prédation sous-jacente pour les filles comme Nina. Son obsession est de réveiller la libido et la part adulte des jeunes filles pures. Lors de la première scène d’entrainement au ballet de Nina, il touche successivement plusieurs épaules de filles. La majorité d’entre elles ont un justaucorps noir. La plupart d’entre elles ont été exclues de l’audition pour le rôle d’Odette dans le Lac des Cygnes. Ce n’est pas un hasard. Il cible d’entrée de jeu les jeunes femmes encore innocentes comme Nina afin de les transformer. Il n’a pas envie d’une jeune femme sexuellement expérimentée mais d’une innocente.

Thomas est un vrai pervers émotionnel puisqu’il fait croire à Nina que l’une de ses camarades a remporté l’audition, juste pour voir comment elle pourrait essayer de le « convaincre » de changer sa décision. Il n’y avait nul besoin de ce stratagème, puisque Nina avait déjà été choisie. Le seul objectif de Thomas est de réveiller la part du cygne noir en elle. Pour lui, c’est un vrai jeu d’enfant dont il est passé expert depuis des années. Il a un conseil des plus cringe en tant qu’employeur : demander à Nina qu’elle se touche pour le rôle d’Odile. Il ne s’arrête pas à juste lui « suggérer » cela, mais aussi à la toucher et à l’embrasser pour « réveiller » la part sexuelle et adulte qu’elle a en elle. Le pire est que plus elle résiste, plus il aime ça… Ce personnage est problématique mais il instille, lui aussi, par son obsession de la séduction et du sexe, l’envie de réussir au personnage principal. Son action discutable, fait avancer l’intrigue. Son recours le plus vicieux est de monter Nina contre Lily, la nouvelle recrue de la troupe du ballet, afin de la mettre en compétition.

Le summum de la perversion ressort aussi lorsqu’il demande au partenaire de Nina s’il voudrait bien coucher avec elle lorsqu’elle tente de jouer le cygne noir. Devant cette humiliation publique, Nina se sent bien évidemment dénuée. En pygmalion discutable, Thomas essaye de faire ressortir la « femme » en Nina. Lorsqu’après moult tentatives, il détruit tout ce qui faisait d’elle quelqu’un d’enfantin et de pur, cela s’exprime en lui faisant éprouver de la jalousie, de l’envie, du désir, de la force, de la fierté.  Lily note d’ailleurs très bien la perversité de Thomas et fait comprendre à Nina qu’elle ne sera que son jouet pour un temps, qu’ il l’appellera « Ma Petite Princesse » comme il appelait Beth. Beth qui, comme Nina, a un potentiel tellement puissant, que seul Thomas pouvait le canaliser mais qu’il a mené jusqu’à la destruction.

L’obsession de la réussite

Nina est l’objet de l’obsession des deux personnages précédents. Les deux estiment être son pygmalion de vie et de création artistique. Cependant, ils ont aussi créé la personnification de l’obsession. Lors du premier visionnage de Black Swan, seule, elle apparaît comme obsessionnelle vis-à-vis de sa carrière, de sa routine, de son travail. Les visionnages suivants la font apparaître la plus obsessionnelle des trois : Erica, Thomas et elle. Quel que soit le parcours de Nina Sayers, du début de la journée au coucher, sa vie n’est qu’obsession. Le repas est millimétré, l’échauffement, l’hygiène, les mouvements de préparation répétitifs jusqu’à l’écœurement. De l’extérieur, Nina paraît « parfaite » comme elle se tue à le faire depuis semble-t-il des années.

Les ombres au tableau « idyllique » qu’elle se fait sont les hallucinations ou faits avérés qui lui sont arrivés : les nombreuses blessures saignantes, signes d’un travail excessif et de troubles compulsifs, les multiples images d’elle-même projetées sur les autres, toujours habillée en noir, comme volonté d’arriver à ce stade de sa personne (le cygne noir), le meurtre dans sa loge qui donne naissance au cygne noir en elle. Hallucinations toujours, son premier fantasme est avec Lilly, une femme bien plus expérimentée et qui touche à plusieurs extrêmes.

Pour mettre les chances de réussite de son côté, Nina fait aussi appel à un vieux rituel humain : porter les objets qu’une idole de réussite avait sur elle. C’est ainsi qu’elle sacralise les derniers objets dans la loge de la danseuse étoile Beth. Ce sont des boucles d’oreille, un rouge à lèvres (qu’elle porte pour aller voir Thomas), du parfum et une lime à ongles. Semblable à une petite fille volant les affaires de maman pour lui ressembler, elle fait de même avec les affaires de Beth, afin d’avoir la même bénédiction de succès qu’elle pour sa carrière.

Nous ne pensons pas que cela l’ait aidée à la faire avancer vers l’âge adulte avec sérénité, au contraire, lorsqu’elle les porte, elle rentre dans la vie d’adulte et c’est assez laid. Elle n’arrive pas à faire ce qu’il faut pour le ballet, elle connait des difficultés de confiance en elle. C’est pour cela que l’accident de Beth l’enjoint à lui rendre les objets. Cela améliore-t-il la situation ? Pas vraiment, mais c’est le moment où Nina regarde en elle pour trouver la « perfection » qu’elle recherche plutôt que dans les figures féminines qui l’entourent.

A-t-elle réussi?

Plusieurs articles et vidéos du web lient Black Swan à l’obsession de la perfection de Nina. Mais finalement, ce qui est présenté comme une obsession de la réussite professionnelle se révèle être une autre histoire d’entrée à l’âge adulte. La transformation physique, le passage du rose vers le noir, l’expérimentation, les différents passages où Nina saigne (des doigts, des orteils, du ventre) ne sont que des indices que petite fille deviendra femme, comme on le dit si souvent.

Elle sort des jupons de sa mère et de tous, lorsque son entourage lui jette au visage sa « faiblesse » physique et mentale. Dans son ultime « chant du cygne », ce dernier élan de vie et de beauté, puisé dans la rage et dans toutes les humiliations que Thomas a orchestrées, Nina devient le cygne noir tant désiré, pour à peine une dizaine de minutes de film. Métaphoriquement, Nina réussit à passer cet âge ingrat mais avec beaucoup de difficultés. À travers cette transformation, elle n’est plus si innocente, ni vertueuse. Elle peut se mettre en colère, être jalouse, convoiter plus que ce qu’on voulait bien lui donner, elle n’est plus « faible » comme Thomas le lui dit. Pourtant, des traces de validations extérieures subsistent. Après tout, elle a fait tout ça pour montrer à sa mère qu’elle pouvait devenir danseuse étoile, à Thomas qu’elle pouvait incarner les deux cygnes, à Lily et toute la troupe qu’elle était une rivale digne de ce nom, une égale féminine dans son art et pour son sexe, si mal qualifié de « faible ».

L’obsession ne prend pas fin après l’exécution des variations d’Odile, où Nina semble grisée par la perfection de son travail. Son aura est même effrayante jusqu’au frisson malgré la sensualité de sa danse. Mais seul le spectateur semble voir ce qu’elle devient. Pire, Nina meurt (sans doute ?) de ne pas avoir lâché prise, de s’être laissée modeler par tous autour d’elle. Elle n’est qu’une autre « petite princesse » de Thomas, elle est juste rentrée dans le même rang que Beth et toutes celles qui ont précédé.

En somme, Black Swan est un nid d’obsession pour tous ses personnages. Même ceux dont la présence est brève nourrissent une obsession terrible à quitter. Beth, qui était le modèle de Nina, a fini les jambes brisées lors de la fin de son règne. Nina, en digne successeur a fini blessée sur le matelas à la fin de sa première (et peut-être dernière) représentation. Ce que nous dit le film sur l’obsession est qu’elle n’a pas besoin de grand chose pour être nourrie, qu’elle nous détruit si on ne lâche pas prise à temps. Mais la leçon la plus difficile à apprendre est que l’obsession naît du regard des autres sur soi, car on voudrait les impressionner et se faire une place. C’est se comparer à l’autre qui crée une telle plaie.