Archétype de la femme fatale, séduisante, idéale et inaccessible, Laura sacralise l’entrée d’Otto Preminger à la Twentieth Century Fox, et donc à Hollywood. Son héroïne devient à la fois le fantasme des hommes qui s’en approchent et un double spirituel du cinéaste autrichien, qui évoque sa « seconde naissance ». Au carrefour du rêve et de la réalité, de la vie en opposition à la mort, ce mythique film noir regorge d’individus et de thématiques qui tournent à l’obsession.
Cette analyse révèle des éléments importants de l’intrigue. Il est recommandé d’avoir vu le film au préalable.
Depuis son arrivée aux États-Unis en 1935, Otto Preminger semble déterminé à mettre à profit ses talents de mise en scène, qu’il a pu perfectionner au théâtre de Josefstadt de Vienne et sous l’impulsion de Max Reinhardt (Le Songe d’une nuit d’été). Pourtant, un conflit avec Darryl F. Zanuck, vice-président de la Fox, l’a écarté des plateaux pendant près de sept ans, jusqu’à ce qu’il remplace Rouben Mamoulian dans l’adaptation du célèbre roman éponyme de Vera Caspary pour le cinéma. La ténacité du cinéaste finit par payer et ce dernier se retrouve alors maître d’exercer son art avec passion et obsession. Et, bien que Die grosse Liebe (Le Grand Amour) soit sa toute première réalisation, Preminger aime considérer Laura comme l’aboutissement d’une renaissance artistique, d’où son importance dans une riche carrière qu’il mènera d’une main de fer et d’un œil sincère.
Désirer l’absence
« Je n’oublierai jamais le week-end où Laura est morte. » Ces premiers mots succèdent à la longue attention que la caméra porte au portrait de Laura en ouverture. Il est question de redéfinir l’identité d’une femme, au-delà de l’objet de désir qu’elle représente auprès de la gent masculine et dont l’épée de Damoclès semble l’avoir décapitée pour de bon. L’œuvre s’inscrit alors rapidement dans le registre du film noir, à la croisée d’un whodunit (« qui l’a fait ? »), qui a notamment fait la renommée d’Agatha Christie, tandis qu’Alfred Hitchcock en détourne les codes. Le lieutenant McPherson (Dana Andrews) s’engage ainsi à retrouver le meurtrier de la publiciste, dont l’absence et le portrait le fascinent plus qu’il ne l’imagine. Pourtant, après avoir recueilli divers témoignages, Laura Hunt (Gene Tierney) réapparaît chez elle, extirpant l’agent de son doux sommeil.
Sans employer une coupe, Otto Preminger enchaîne un travelling avant puis arrière, à l’image d’une horloge dont la tige oscille de gauche à droite et inversement. Cela définit donc une zone de flou, un battement magique et spontané dans lequel la résurrection de Laura embrume davantage les pensées de McPherson. Rêve ou réalité, l’enquête suit son cours malgré une perte de repères et jusqu’au dénouement d’un méticuleux récit, où les hommes courent après une bête noire, aussi élégante qu’insaisissable. Telle est leur obsession, telle est la nature de leur perdition.
Désirer une image de soi
La mort de Laura est un choc pour beaucoup, mais les confessions des hommes qu’elle a pu approcher autrefois rendent sa nécrologie obsédante. Qui l’a réellement connu et de quelle manière entretient-on une relation avec cet idéal féminin ? Les hommes cherchent à définir Laura, tandis que cette dernière se bat pour exister à nouveau, non pas comme un quelconque objet de convoitise que Waldo Lydecker (Clifton Webb) collectionne ou que Shelby Carpenter (Vincent Price) affectionne naïvement. La plume journalistique du premier cité isole peu à peu Laura dans un passé nettement révolu. Le flashback évoque davantage le spectre de la femme que celle faite de chair et de sentiment. Les lignes qu’on lui donne à prononcer sont transposées de la part de Waldo, l’esprit bien trop léger pour qu’on l’écarte de tout soupçon. Vient alors le tour de Shelby, dont la beauté et les fiançailles devaient protéger l’intégrité de Laura. Il n’en est malheureusement rien, car ce dernier court après une chimère qu’il est incapable de reconnaître, incapable de dompter à sa manière. Le mariage n’est donc pas une fin en soi et c’est ce que McPherson finit par comprendre en s’imaginant comme le potentiel amant de la disparue.
Chacun de ces hommes cherchent à la façonner à leur image et finalement à la posséder pour le bon. Le portrait mural qui fascine l’enquêteur diverge dans l’esprit de Waldo, affirmant haut et fort que l’artiste n’a pas su capter la chaleur et l’âme de son épouse derrière sa toile. Bien qu’il soit conscient de sa complexité, ce dernier s’égare dans un diabolique jeu de possession. Sur ce terrain de jeu-là, c’est Waldo qui l’emporte sur Shelby, malheureusement trop puéril pour concurrencer la carence de virilité chez le chroniqueur. Seul McPherson finit par retenir l’attention de cette femme fatale, dont la silhouette est à contre-courant de l’iconisation des stars. Elle réveille l’enquêteur vêtue d’un imperméable, comme pour se mettre à l’abri d’une tempête médiatique ou de la jalousie qui s’abattrait sur elle. Inconsciemment, elle connaît sa valeur mais pas encore l’identité du meurtrier qui l’a confondue avec Diane Redfern, une femme également envieuse de Laura.
La mise à nu de Waldo lors de son témoignage était un leurre et chacun se débat pour avoir la maîtrise du récit. C’est d’ailleurs ce qui causera sa perte, car Laura s’émancipera finalement de l’image qu’il se fait d’elle et de l’image qu’il projette en elle. Cette image est la sienne et c’est ce que l’œuvre véhicule tout du long. Les hommes ne voient que le reflet de leur narcissisme ou de leur emprise sur une femme qui se caractérise d’elle-même dans la dernière partie. Ces derniers finissent par se faire face dans le même plan, au bout de plusieurs travellings qui dramatisent leur longue chute.
McPherson sait alors qu’il ne court plus après une illusion, mais après ses rivaux. Waldo se démasque ainsi lui-même lorsqu’il sent son cher et tendre amour le quitter pour de bon. Dans un acte désespéré, son baiser du scorpion se retourne contre lui, où il détruit l’horloge, arrêtant ainsi le temps et tout espoir de renouer avec celle qu’il regarde enfin comme une femme libérée de ses chaînes. Waldo déclare alors dans son dernier souffle que Laura constituait la meilleure partie de lui-même. Toute sa tragédie réside donc là, dans un acte romantique qu’il n’a pas pu satisfaire et qui l’a conduit dans une spirale de déni. L’ultime travelling symbolise tout cela avec une héroïne intenable, qui fuit le champ de la caméra où elle était constamment mise en danger. Otto Preminger ouvre ainsi les portes de son cinéma vers l’honnêteté, prolongement parfait d’une obsession qu’il boucle en partie en nous montrant la mort de l’orgueil.