Le monde des enfants est, au cinéma, presque toujours mis en porte-à-faux avec celui des adultes. Et l’avantage du médium, pouvant alterner les points de vue d’un simple mouvement de caméra, permet au spectateur de passer d’une vision du monde à l’autre. Acteurs inconscients d’un âge supposé d’or, les enfants bouleversent sans le savoir les certitudes de leurs aînés, qui se perdent, se cherchent, et parfois se retrouvent dans leur regard. Mais est-ce sans conséquence ?
L’enfant, meilleur ami des marginaux
Dans de nombreux films, un personnage se voit rejeté par une communauté, voire par une société, pour sa différence ou son refus de suivre le mouvement. Ces marginaux trouvent souvent refuge dans les bras d’enfants, qui de par leur absence de jugements moraux, leur incompréhension des enjeux du monde adulte, ou encore leur honnêteté, sont autant source de soutien affectif que de conseils étonnamment avisés – car presque irréfléchis, intuitifs. Dans le Frankenstein de James Whale, une petite fille, sans qu’elle ne soupçonne aucun danger, vient offrir une fleur à la créature monstrueuse que tous répugnent, mais qui l’intrigue plus qu’elle ne semble l’effrayer. Dans La Mascotte du régiment de John Ford, la toute jeune Shirley Temple s’avère être la seule amie d’un sergent solitaire, grand dadais un peu benêt (incarné par l’inimitable Victor MacLaglen) avec qui elle joue en attendant la guerre. Dans Le Kid de Charlie Chaplin, l’enfant recueilli par le vitrier stimule son instinct paternel, faisant de son éducation le nouvel objectif d’une vie solitaire et monotone. C’est aussi le cas dans la récente Palme d’Or Une Affaire de famille, où un groupe de marginaux recueille un enfant qui se révélera moteur d’espoir et de rapprochements entre eux.
Ces enfants redonnent donc du sens à la vie de laissés pour compte, qui entrevoient parfois la rédemption, ou bien d’adultes désabusés qui ont tout abandonné ou qui cherchent en vain des réponses qu’ils ne peuvent trouver. L’adulte fait de l’enfant un trésor fragile à protéger (Logan, Taxi Driver), ou un simple compagnon de route duquel apprendre à nouveau à vivre (L’Été de Kikujiro). Dans Hugo Cabret de Martin Scorsese, l’enfant, par la portée qu’une passion débordante peut avoir sur le moral d’un vieil homme, tire Méliès de son désespoir et empêche presque le cinéma tout entier d’être tué dans l’œuf. De l’éternel affrontement des générations, l’enfant sort souvent vainqueur. Parce que le cinéma a toujours cultivé cette vérité plus ou moins fantasmée de l’adulte aveuglé et désenchanté, face à l’enfant innocent et plein de vitalité.
L’enfance, frontière entre deux mondes
Cette dichotomie fut de nombreuses fois exploitée, notamment par Disney. Dans Mary Poppins, comme dans Peter Pan, l’enfance incarne l’ouverture d’un champ des possibles infini : les pouvoirs de Mary Poppins ou le pays imaginaire auxquels ne croient pas – ou plus – les parents, mais qui ne font aucun doute pour les enfants. Et à la fin, c’est la vision de ces derniers qui triomphe, ou du moins la possibilité que leur vision ne soit pas qu’une imagination naïve, mais une réalité oubliée. L’espoir d’un monde encore enchanté est donc possible, sans pour autant nier le fait qu’il soit peu probable, ou difficilement concevable une fois franchies les portes du monde adulte. Cette magie inexplicable, c’est « l’électricité » dont parle Billy Elliot, qui l’anime lorsqu’il danse et qui finalement réconcilie son père, son frère et sa professeure de danse, à défaut de régler les problèmes d’un pays tout entier secoué par les luttes ouvrières. Cette magie inexplicable, c’est celle qui émane des yeux du jeune Huw Morgan dans Qu’elle était verte ma vallée, et qui a elle seule permet à une famille de mineurs de tenir le coup, de supporter les échecs, les sacrifices, et d’entrevoir des joies brèves mais vitales. Là aussi, dans un contexte social difficile où le quotidien est rude, et où la vision optimiste de l’enfant semble capable de tout adoucir.
Seulement parfois, cette utopisme innocent ne suffit plus, et l’enfant est pris à parti. Il devient dès lors victime de la violence d’une réalité qu’il n’est pas encore prêt à affronter seul.
L’enfant, victime et sauveur de la folie des hommes
L’enfant représente l’avenir, le futur de l’humanité. Il peut potentiellement tout accomplir, devenir qui il veut. Il est encore un potentiel brut, un être en puissance, un morceau de marbre intact dans lequel toutes les statues sont encore envisageables. Il représente un matériau malléable et précieux, parce qu’il est le fondement du monde. C’est ce que Monstres & Cie semble vouloir nous dire, en fin de compte : toute société est à l’image du traitement que l’on réserve aux enfants, et de leur éducation. Faites-leur peur, élevez-les dans un environnement dangereux (comme c’est le cas au début du film), et vous ne cultiverez que la peur et le danger. Mais faites-les rire, amusez-les, chérissez-les, et vous entrouvrez la porte à un avenir plus gai et tolérant. De monstre le plus terrifiant, Sully devient le plus drôle et affectueux ; les pleurs laissent place aux éclats de rires, et la compagnie génère plus d’énergie que jamais. La clé est là : l’enfant est le reflet d’une société.
Prenons La Guerre des boutons d’Yves Robert ou Los Olvidados de Louis Buñuel. Dans ces deux films, les adultes sont quasiment absents : tout tourne autour d’une ou plusieurs bandes d’enfants. Et pourtant, il n’y a qu’à les regarder vivre, les écouter parler, pour ressentir toute la complexité sociale dans laquelle ils se trouvent. Les affrontements entre groupes d’amis comme pour rejouer des guerres qui appartiennent à l’histoire de leurs parents, le refus de l’autorité et le besoin de trouver des moyens de s’évader. Dans Les Enfants de la crise, la jeunesse fuit la misère physiquement, passagère clandestine de trains de marchandises qu’ils espèrent les mener vers un Eldorado chimérique. Dans Dodes’kaden d’Akira Kurosawa, c’est l’imagination qui permet aux enfants des bidonvilles de fuir la pauvreté, à l’image de ce jeune garçon déchirant qui mime le passage d’un train invisible dont il s’est lui-même fait le conducteur. Citons également Fanny et Alexandre, d’Ingmar Bergman, qui fait des enfants les marionnettes de l’hypocrisie des grandes personnes, que ce soit pour servir des intérêts familiaux ou religieux. Les deux personnages éponymes n’ont plus que l’imagination et leur vidéo-projecteur pour s’échapper, superposant leurs propres images à celles que leurs parents souhaitent leur imposer.
Mais s’échapper n’est pas toujours possible. Tarkovski, dans L’Enfance d’Ivan, met en scène les pérégrinations d’un enfant soldat perdu au milieu du champ de bataille. Fait éclaireur de l’armée russe après l’assassinat de ses parents par les nazis, il est jeté au milieu d’une guerre qui n’est certainement pas la sienne, mais dont il est la première victime, tel un rat de laboratoire tournant inexorablement dans sa cage. Et comment ne pas parler du Tombeau des lucioles, sommet de tristesse en la matière, qui dépeint la tragédie que vécurent les civils, et avant tout les plus jeunes, lors des bombardements au Japon.
Heureusement, le cinéma n’est pas la réalité, et permet aussi d’envisager des dénouements moins sombres. C’est en tout cas ce que l’on imagine à la fin de La Planète des singes : Suprématie, dernier volet d’une trilogie qui dissémine des réflexions similaires : face à la violence des combats entre hommes et singes, une jeune fille devient le lien entre les peuples que les armes ne faisaient qu’anéantir. Comme si une petite fille avait pu mettre fin à la guerre. Et pourtant… n’est-ce pas aussi ce que parvient à accomplir Nausicaä de la vallée du vent, mettant fin à l’extermination des bêtes sauvages par les coups de feu des armées humaines ? N’est-ce pas aussi ce à quoi parvient Kirikou, en délivrant du mal la sorcière Karaba et libérant le village de son joug ? N’est-ce pas, enfin, ce que permet le jeune Hogarth dans Le Géant de fer, faisant de son amitié avec un robot le remède aux maux de gouvernements embourbés dans la Guerre froide ?
Si ces histoires sont davantage des contes que des récits proprement « réalistes », leur morale n’est pas à négliger pour autant : c’est par un retour, non pas à l’enfance, mais à ce qu’elle symbolise, que la guerre pourra prendre fin : l’ouverture à l’autre, l’acceptation, la tolérance, l’absence de préjugés moraux et une vision optimiste, enchantée du monde. Le cinéma ne cesse de le répéter, de le montrer à travers tout un tas de déclinaisons. Si l’idée est belle, elle semble évidemment idéaliste et réservée aux rêveurs et autres utopistes. La réalité est plus froide, plus injuste, moins adaptée à la naïveté des enfants. Le cinéma n’est qu’une manière d’y croire encore un peu, ou d’imaginer qu’un monde sans guerre et sans violence est encore possible ; un monde où les enfants nous sauveraient du désespoir, nous relèveraient des échecs, et apporteraient de nouvelles couleurs à un horizon monochrome. Mais il n’y a qu’à revoir Le Garçon et le monde, film d’animation aussi sublime que terrible, pour synthétiser toutes les présentes réflexions : si l’enfant est un reflet hyperbolisant du monde des adultes, il est avant tout une victime par anticipation des choix de ces derniers, qui compromettent son avenir, détruisent son imaginaire et l’abandonnent à son sort dans une réalité dont ils sont les seuls responsables. Heureusement, le cinéma est là pour le rappeler – ou pour se donner bonne conscience…