Deep End, de Jerzy Skolimowski : troubles obsessionnels en eaux profondes

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Beatrice Delesalle Redactrice LeMagduCiné

Deep end de Jerzy Skolimowski marque un tournant essentiel dans la carrière du cinéaste polonais. Sur fond d’analyse d’une société en pleine mutation, il fait le récit des débuts chaotiques, puisque obsessionnels, d’un jeune homme dans la vie adulte sexuelle.

Synopsis de Deep End : Mike vient de sortir du collège et trouve un emploi dans un établissement de bains londonien. Susan, son homologue féminin, arrondit ses fins de mois en proposant ses charmes à la clientèle masculine. Amoureux jaloux de la jeune femme, Mike devient encombrant.

Dark Water

Deep End de Jerzy Skolimowski est un film qui a nourri les fantasmes de plusieurs générations. Sorti en 1970, il n’a fait l’objet d’aucune reprise en France jusqu’en 2011. Le fantasme fait bien sûr référence au cinéaste lui-même, un singulier réalisateur polonais en exil une grande partie de sa vie, récent récipiendaire du prix du Jury au dernier Festival de Cannes pour son magnifique EO, mi-peintre, mi-homme de cinéma, 100 % indispensable.

Mais le fantasme est surtout celui qui entoure ce film, un « coming of age » romantico-sexuel d’un jeune Cockney du Swinging London pas si swinguant (John Moulder-Brown). Mike, 15 ans, la fraîcheur irrésistible, trouve un emploi dans une piscine municipale de Newford, un quartier fictif de Londres. Le lieu ne respire pas l’opulence, bien au contraire, mais Mike y travaille avec Susan (Jane Asher), une jeune femme un peu plus âgée que lui, belle et très attirante. Très vite, elle lui apprend des trucs pour arrondir les fins de mois, comme s’échanger les clients, hommes ou femmes, pour des jeux tarifés en dehors du bassin. Susan est aux frontières d’un monde nouveau, libéré, post 68 pour faire court, et entend profiter pleinement de cette aubaine nouvelle, tout en n’ayant pas forcément les clés pour la canaliser. Tout homme est un possible partenaire sexuel, qu’il soit un fiancé pâlot mais riche, un amant attirant même s’il est marié, ou encore un jeune homme qui n’a que la force de son insistance comme atout. Car oui, Mike tombe rapidement amoureux de Susan, à la folie, de manière obsessionnelle comme le sont toutes les folies.

Jerzy Skolimowski utilise le contraste pour décrire en creux les états d’âme du jeune Mike. Le contraste des lieux par exemple, entre la piscine et l’extérieur. D’un côté, la piscine, lieu matriciel s’il en est, est présentée comme un cocon où le jeune homme se sent à son aise en compagnie de ses collègues, et en particulier avec Susan, même s’il y découvre un monde adulte inquiétant : les clientes et clients sont en mode prédateur et lui demandent, moyennant donc (petites) finances, des faveurs sexuelles plus ou moins inhabituelles (une utilisation anthologique de George Best dans une fantaisie sexuelle est hilarante). De l’autre côté, le monde extérieur, ces endroits où il commence à suivre Susan partout le soir après le travail : un Londres sombre et inquiétant, sale, compromettant, où on sent davantage sa vulnérabilité d’adolescent. Sorti des murs de la piscine, Mike est livré à lui-même et à son obsession pour Susan.

Le contraste des couleurs est également très présent, entre tout ce qui est rouge et ce qui ne l’est pas. Le rouge est ici, plus que dans la moyenne des films, une symbolique visuelle forte du désir, du sexe, mais aussi du danger. Dans sa quête obsessionnelle, celle de détruire les autres relations de Susan, et surtout celle de pouvoir coucher avec elle, Mike est hors de contrôle. Étant l’adolescent bouillonnant qu’il est, il agit dans un seul et même objectif, sans se soucier du mal qu’il peut se faire, ou qu’il peut faire à autrui. Le cinéaste réussit à merveille à montrer cette inconséquence des actes de Mike, comme dans cette scène hallucinante au cinéma où Susan s’est laissé conduire par son fiancé voir un film porno miteux et aux antipodes de l’érotisme. Dans le noir, Mike qui les a suivis, se place derrière eux et réussit à la toucher. Le fiancé s’en aperçoit, va chercher la maréchaussée, et Susan en profite pour embrasser Mike goulûment. La puissance de l’obsession de Mike est à l’égal de la manipulation de Susan, on peut dire que ces pulsions se nourrissent l’une l’autre.

Le contraste, enfin, existe entre un réalisme un peu cru de ce Londres de carton-pâte (puisque la plus grande partie du film est tournée à Munich, à l’exception de quelques scènes tournées à Soho), dépeint de manière très peu avantageuse, avec du sexe à chaque coin de rue, et le surréalisme esthétisé de certaines scènes, qui semblent directement sorties de la psyché surchauffée de Mike. Le monde sale de la vie ordinaire disparaît lorsque le protagoniste se trouve seul face à ses obsessions. Les deux états se rejoindront dans un final glaçant.

Deep End est un film curieux, presque hasardeux par endroits, tourné en anglais par une majorité d’acteurs allemands. Les choix du cinéaste lui confèrent d’emblée une atmosphère spécifique, et son traitement de l’obsession de Mike, mais aussi d’une certaine manière de celle d’une insatiable et manipulatrice Susan, est à l’avenant : brut, voire brutal, mais également avec de vrais accents de drôlerie. Un film culte.

Redactrice LeMagduCiné