Dans L’Homme qui a vendu sa peau, Kaouther Ben Hania convoque plusieurs sujets qu’elle mêle pour mieux en parler. La question des migrants, tout d’abord, notamment syriens, qui rapidement se confond avec l’apparente absence de limites du monde de l’art contemporain, toujours plus audacieux.
Le film prend deux sujets en apparence éloignés l’un de l’autre – d’un côté la misère et la guerre, de l’autre le luxe, le tout-permis, le spéculatif – et en les mélangeant, les fait se questionner l’un l’autre pour finalement donner à voir au spectateur ce qu’ils peuvent tous les deux représenter : l’absurde.
Synopsis :
Sam (Yahya Mahayni) est un Syrien contraint de fuir au Liban après avoir heurté le pouvoir en place. Il a, en effet, eu l’audace d’appeler – pour rire – à la révolution dans un bus. Il se retrouve sans papiers à Beyrouth où il erre dans une galerie d’art, un soir d’expo, avec l’espoir de se servir au buffet. A cette occasion, il fait la connaissance d’un artiste d’avant-garde (Koen De Bouw) qui cherche quelqu’un prêt à tout… dans le but de le tatouer et d’en faire une œuvre d’art vivante. Obnubilé par l’idée d’obtenir un visa pour l’Europe où se trouve la femme qu’il aime, Sam signe sans vraiment savoir dans quoi il s’engage.
L’absurde comme fil conducteur
L’Homme qui a vendu sa peau, dès son titre, nous parlera de l’absurde. Absurdes visas, formalités pour certains chanceux, inaccessibles sésames pour d’autres, nés sous des latitudes moins clémentes. Absurde aussi ce monde de l’art contemporain qui, pour se démarquer, est prêt à tout. Ce monde mercantile où l’on achète – où l’on collectionne, pardon – tout et n’importe quoi pourvu que cela soit signé, touché, regardé par un artiste : jusqu’à acheter un être humain.
Absurde négociation qui pousse Sam, réfugié syrien au Liban, à accepter un deal qui ne lui laisse aucune marge de manœuvre.
Et ainsi, Kaouther Ben Hania entraine son spectateur dans ce qui relèverait presque du conte philosophique, tant un air de fable habille l’ensemble. La proximité de la caméra avec son sujet étouffe peu à peu le spectateur, autant que son personnage se débat dans les complexités juridiques d’un contrat qu’il n’a pas lu. Sam a-t-il conclu un deal avec le diable ? Est-il le dindon de la farce, le pigeon ? Est-il le seul ? Le regard porté sur l’art contemporain ne dit-il pas l’inanité de ceux qui en sont les acteurs ?
La beauté comme miroir
L’Homme qui a vendu sa peau est aussi un film très beau. A commencer par sa superbe musique, qu’on doit à Amine Bouhafa, et qui est portée par l’air Vedro con mio diletto de Vivaldi. Les paroles font d’ailleurs écho à la romance impossible que vit Sam, à ce qu’il espère d’Abeer (Dea Liane). Le soin apporté aux plans, à la mise en scène, les acteurs, les décors : tout y est beau, propre et soigné. Aussi, lorsqu’on suit Sam dans la salle d’exposition d’un musée, il ne s’opère pas de changement de registre attendu d’un tel lieu ; comme si Sam avait été une œuvre d’art dès le début, renforçant encore davantage cette confusion qui est faite entre un être humain et un objet d’art – objet est le terme consacré, au vu de ce qui va suivre. Cela permet aussi d’effacer le glissement pernicieux qui se fait lentement mais sûrement tout au long du film.
A mesure que l’horizon de Sam s’ouvre, lorsqu’il obtient un passeport et arrive à Bruxelles, ses libertés se restreignent, sans qu’il s’en aperçoive au début. D’ailleurs, le voit-on vivre sa vie d’homme libre ? Non, à peine arrivé, le voilà exposé, nous rappelant davantage les zoos humains des empires coloniaux ou la « Vénus hottentote » que la Vénus de Milo ou le David de Michel-Ange. Kaouther Ben Hania n’est pas intéressée par le fait de nous montrer sa vie en-dehors du tatouage qui orne son dos, mais plutôt à quel point celle-ci est modifiée par elle, contaminée. Comme si l’encre avait migré dans chaque aspect de son existence.
Ainsi, si Sam vit désormais bien, à l’abri du besoin et des bombes, dans une apparente beauté, rien ne va plus puisqu’il lui manque toujours quelque chose de fondamental : sa liberté. Il a troqué une misère pour une autre.
Une satire inspirée de faits réels
Si L’Homme qui a vendu sa peau est un drame, il comporte une dimension importante relevant de la satire. Aussi insensée que semble cette histoire d’œuvre d’art humaine exposée au musée, la réalisatrice a pourtant eu l’idée de ce film en voyant le dos de Tim Steiner, montré au musée du Louvre en 2012. Tatoué par le plasticien belge Wim Delvoye, Tim Steiner est la version réelle de Sam, un être humain ayant accepté de devenir une œuvre d’art vendable – et d’ailleurs vendue : d’un point de vue légal, Tim devrait être dépecé à sa mort, sa peau récupérée et exposée, bien que l’éthique rende cela peu probable. Kaouther Ben Hania se sert de cette réalité aux airs de mythe pour critiquer la situation désespérée des migrants.
Bien que son film soit une fiction et non un documentaire, la fraîcheur du jeu de ses interprètes le rend crédible. Yahya Mahayni et Dea Liane sont touchants de naïveté en amants impossibles, – Sam et Abeer – totalement limités dans leur choix de vie et leur envie de liberté. D’un autre côté, Koen De Bouw et Monica Bellucci sont à l’opposé dans les rôles de l’artiste Jeffrey et son assistante Soraya : rompus aux mondes de l’art, indifférents à la souffrance de l’indigence, ils évoluent dans la société et le monde comme s’ils leur appartenaient.
Séquence après séquence, L’Homme qui a vendu sa peau monte en intensité, jusqu’au point de rupture. Le long-métrage s’avère imprévisible, déroutant, poussant à la réflexion. Les thèmes en apparence opposés sont étonnamment bien choisis et enrichissent le débat en se répondant l’un l’autre, ils questionnent l’essentiel. La valeur d’une vie humaine peut-elle se perdre derrière des codicilles ? Derrière un échange de billets ? Sans s’embarrasser d’une subtilité hypocrite, la réalisatrice tunisienne dit ce qu’elle pense des lois d’émigration, en employant la parabole des contrats juridiques dans le monde de l’art.
L’Homme qui a vendu sa peau – bande-annonce :
Fiche technique : L’Homme qui a vendu sa peau
Réalisatrice : Kaouther Ben Hania
Scénariste : Kaouther Ben Hania
Casting : Yahya Mahayni, Dea Liane, Monica Bellucci, Koen De Bouw
Musique : Amine Bouhafa
Pays : Tunisie
Version originale : arabe, anglais
Genre : drame
Durée : 90 minutes
Prix d’interprétation masculine pour Yahya Mahayni, Mostra de Venise 2020
Prix El Gouna Star (meilleur long-métrage de fiction en arabe), Festival du film d’El Gouna
Prix du meilleur scénario, Festival du Film de Stockholm
Prix Jury Jeune & Prix du Public, Bastia Festival Arte Mare