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Les Bienheureux, de Sofia Djama : critique

À l’occasion du Arras Film Festival, Les Bienheureux a été projeté en avant-première. Réalisé par Sofia Djama, le film suit les parcours croisés de personnages dans une Alger abimée par les cicatrices de la guerre civile et en proie à une nouvelle montée d’extrémisme.

Synopsis : Alger, quelques années après la guerre civile. Amal et Samir ont décidé de fêter leur vingtième anniversaire de mariage au restaurant. Pendant leur trajet, tous deux évoquent leur Algérie : Amal, à travers la perte des illusions, Samir par la nécessité de s’en accommoder. Au même moment, Fahim, leur fils, et ses amis, Feriel et Reda, errent dans une Alger qui se referme peu à peu sur elle-même.

Vingt-quatre heures à Alger

Alger (et plus ouvertement l’Algérie) est un lieu marqué par l’Histoire. De la guerre de décolonisation (1954-1962) à sa guerre civile (1991-2002), en n’oubliant pas les massacres collectifs de civils (1996-1998), le pays est marqué par bien des cicatrices.

La réalisatrice capte les parcours souvent croisés de six personnages : un couple, Amal et Samir ; leur fils Fahim ; ses amis Feriel et Reda ; et l’ami policier de Feriel. Les vingt bonnes heures que vont vivre ces individus vont permettre à Sofia Djama de peindre un portrait d’Alger. Les gestes du quotidien de chacun, leurs passions, leurs joies, leurs doutes, leurs terreurs ; leurs petits programmes, ou à l’inverse, leur ennui… Une ville vivante donc. Ce quotidien capté pendant ces vingt quatre heures (elles-mêmes condensées en une heure et quarante-deux minutes) va être le petit théâtre politisé et social d’Alger.

Attention, aucun propos n’est installé artificiellement dans la bouche d’un personnage qui, tel une figure de La Chinoise, se mettrait à débiter des discours politiques détachés de toute narration. Notons toutefois la présence des titres introductifs exposant le contexte politique dans lequel le film et sa représentation du réel s’inscrivent. En effet, le long métrage travaille la réalité avec les quotidiens et les engagements en construction ou en irruption de chacun. En bref, nous sommes face à des individus que l’on pourrait croiser au coin de la rue. Ainsi suite à une petite taquinerie, Feriel perd son foulard et dévoile une cicatrice assez importante sur sa gorge. Un apéro d’affaire fait place à une petite fête lorsque deux vieux amis se joignent à la soirée : les deux femmes ont quitté le pays il y a déjà bien longtemps, ce qui suscitera de vives réactions de la part de Samir, qui ne peut accepter un tel acte. À contrario, sa femme supportera le départ. On peut aussi penser à cet autre petit événement. Reda veut se faire tatouer un extrait du Coran, sa décision sera source d’intenses discussions entre lui-même, le tatoueur, et des individus présents dans le squat. Ces derniers, qui boivent et fument de la drogue, déclarent sérieusement que Reda ira en enfer pour son acte ; quant au tatoueur, il considère qu’il doit mettre de côté les convictions religieuses qui lui sont propres, Reda est un client libre de ses choix.

Les jeunes s’amusent au détour de leur errance.

L’errance, et l’ennui revendiqué

On ne pourrait justement donner tort à ce dernier. Qu’importe ce que l’on pense, ou ce en quoi on croit, l’autre est libre de ses choix. D’ailleurs, les parents de Fahim, peuvent penser ceci ou cela de ce qu’il doit faire, le jeune homme veut, comme Reda et Feriel, être libre de faire à sa guise. Ainsi, à l’inverse du couple qui a une trajectoire dessinée (apéro-fête suivi de leur diner d’anniversaire de mariage), les jeunes errent. Fahim erre ; il choisit tout à coup de prendre un café dans un troquet tenu par une connaissance qui allait fermer l’établissement. Finalement Fahim a droit à son café, qu’il boit, les yeux plongés dans le vide : l’autre change de chaine télévisée, et regarde sans attention le programme sportif. Le plan large sur cette scène de vie est absurdement drôle et vivifiant tant la Vie même s’en dégage. Les corps sans intentions, les silences, un moment vidé d’intrigue : Sofia Djama réalise ici l’une des meilleures scènes d’ennui vues au cinéma, à rapprocher près de certaines séquences de Cassavetes.

La jeunesse du film revendique le droit à l’ennui. Par cette volonté, elle demande autre chose intimement lié à l’ennui : le droit de vivre simplement et tranquillement. Alors, Alger, ses cicatrices non fermées et ses maux en puissance, ne fera pas nécessairement face à une jeunesse politiquement engagée. Peut-être se tiendra-t-elle face à de jeunes individus qui n’auraient de droit à imposer que celui de vivre sa vie comme on l’entend, sans contraintes sociales, religieuses et politiques, et qui seraient prêts à progresser sans oublier.

Enfin, si Amal, Samir et les autres personnages principaux du film ne partagent pas les mêmes désirs et convictions, on remarque qu’une volonté les lie tout au long du film, celle de vivre et de laisser l’autre respirer tel qu’il l’entend. Ainsi Fahim n’est pas le jeune homme politiquement engagé espéré par son père ; le policier n’ a que faire de la demande de l’un de ses collègues d’envoyer des policiers « gérer » une manifestation étudiante, – c’est leur bon droit – semble-t-il penser ; et Reda, en construction sur le plan religieux, n’en a ainsi que faire de la bigoterie à laquelle fait face sa volonté de tatouage. Enfin Samir acceptera de laisser partir Amal et Fahim.

Ainsi Les Bienheureux, invitation à la vie, constitue une belle et nuancée réponse aux maux d’Alger et de l’Algérie, d’hier et d’aujourd’hui. 

Extraits – Les Bienheureux

 Fiche Technique – Les Bienheureux

Réalisation : Sofia Djama
Scénario : Sofia Djama, d’après l’une de ses nouvelles
Interprétation : Sami Bouajila, Nadia Kaci, Lyna Khoudri, Adam Bessa, Amine Lansari, Faouzi Bensaïdi, Salima Abada…
Directeur de la photographie : Pierre Aïm
Décors : Patricia Ruelle, Thierry Lautout
Costumes : Claire Dubien
Montage : Sophie Brunet
Production : Patrick Quinet, Serge Zeitoun
Distribution : BAC Films
Genre : Drame
Date de sortie française : le 13 décembre 2017

2017 – France