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La Chimère : Cinéma d’outre-tombe

La Chimère, d’Alice Rohrwacher, avec Josh O’Connor (le jeune prince Charles de la série The Crown), nous propose une variation sur le mythe d’Orphée qui, étonnamment et joyeusement, ne cesse de délaisser le dispositif symbolique mis en place par le scénario pour s’attarder sur les hommes, sur leurs corps et leurs émotions, comme pour, semble-t-il, débusquer, dans la chair du monde, les esprits qui s’y dissimulent.

De même que Lazaro, le personnage du précédent film d’Alice Rohrwacher, était un cousin de Saint François d’Assise, Arthur, le héros de la Chimère, est un faux frère d’Orphée. Rohrwacher aime, semble-t-il, convoquer ces figures, moins pour en explorer le mythe que pour les confronter à la modernité. Son cinéma, à l’image de ses personnages et de ses intrigues, fait passer en contrebande les images d’un monde perdu et magique, devant lesquels le contemporain n’a plus qu’à s’affliger, tel un poète romantique parmi les ruines d’une église. Précisons que cette nostalgie n’idéalise aucune époque. Elle est une nostalgie sans objet. Ce qui compte, c’est l’idée d’un autre monde, que symbolisent ici les Etrusques, peuple antique suffisamment lointain et mystérieux pour qu’en eux se résume tout ce qui manque au cœur de l’homme moderne : la croyance en l’au-delà, la gratuité du don. Ce que les Etrusques sacrifiait pour le salut de leur mort, les objets de valeur qu’ils disposaient dans les tombes comme prix du passage vers l’au-delà, les Modernes le déterrent et le bradent pour la jouissance des vivants. Ces derniers sont sans doute plus raisonnables et pragmatiques, mais cela a un coût : l’impossibilité du deuil. Arthur a perdu une femme aimée, et ce deuil impossible est depuis sa condition fondamentale. Régulièrement, il rend visite à la mère de cette femme (Isabella Rossellini), qui elle-même se montre incapable de dépasser cette perte, et parle de sa fille comme si elle était toujours vivante et devait revenir d’un moment à l’autre. Paradoxalement, dans un monde qui ne croit plus en l’au-delà, les morts ne peuvent plus mourir et hantent perpétuellement les vivants.

Arthur a des visions (autre survivance de l’ancien monde). Il devine, par intuition médiumnique, comme les sourciers d’autrefois, l’emplacement des tombes étrusques. Grâce à ce don, avec une bande de jeunes désœuvrés, des « tombaroli », ils pillent ces tombes pour en revendre ensuite les objets à un mystérieux commanditaire. Mais quelle est donc la motivation d’Arthur, notre Orphée moderne, à descendre aux enfers ? Retrouver Eurydice ou tirer de ces profanations un vil profit ? C’est peut-être à se laisser sans cesse distraire de l’un par l’autre, poussé en cela par la bande qui l’accompagne, qu’Arthur n’en finit pas de perdre, encore et encore, celle qu’il a aimée.
Flottant entre deux univers, comme le dit l’une des chansons du film, flottant entre l’ancien et le nouveau, le sacré et le profane, la mort et la vie, Arthur cherche une issue à son désespoir. La Chimère, c’est aussi bien cet entre-deux qui caractérise son existence que l’objet impossible de sa quête éperdue.

Tout dénouement ne pourra venir que d’une révolte contre un système de marchandisation du spirituel, pour qu’Arthur comprenne enfin que ce n’est pas tant l’objet lui-même qui permet de traverser les ravins de la mort que le sacrifice du dit objet. C’est le sens de la dernière partie du film, qui étreint le cœur par son ambiguïté. Qu’est-ce qu’Arthur délaisse, et pour quoi ? Car, s’il y a un premier sacrifice, qui apparaît résolument vertueux, le sacrifice des biens matériels, il y en a un second qui, lui, paraît cruel, le sacrifice de l’amour d’une autre femme, bien vivante celle-ci. Qu’en penser ? Arthur abandonne-t-il le réel pour la chimère, ou un bonheur fini, éphémère, pour un bonheur plus absolu ? À ne pas trancher le film nous plonge dans un état de mélancolie sublime, de joie mêlée de terreur. Il faut sans doute tendre vers la Chimère, mais elle n’est peut-être que néant.

Chez Alice Rohrwacher, même la pellicule est nostalgique : Du 16mm, qui rappelle les plus belles heures du néo-réalisme italien et de la nouvelle vague française. Et puis il y a cette joie, elle aussi nostalgique, à la Fellini, qui teinte le film, et qui tient en partie à ce que la belle humeur carnavalesque qui habite la bande de marginaux entourant Arthur semble toujours dominée par la précarité et l’absence d’avenir. Tout est un peu drôle, fantaisiste, léger chez Rohrwacher ; tout est un peu grave et fatal en même temps.

Il y a de beaux plans aussi, et la cinéaste italienne ne dédaigne pas à l’occasion quelques agencements sophistiqués, mais à la fin c’est le corps de l’acteur, c’est l’émotion du personnage, c’est l’intensité de la scène qui semblent devoir l’emporter, et la caméra s’extrait alors de son pied pour s’en aller suivre ce corps, capter cette émotion, avec une certaine fébrilité documentaire. Les personnages ne sont d’ailleurs presque que cela : des corps, des émotions, des sentiments, des mouvements, des regards. Ils ont une incarnation, très forte, mais quasiment pas de biographie, aucune, en tout cas, qui nous soit contée. Alice Rohrwacher utilise en ce sens un procédé très présent dans les vieux films des années 60 et 70, et qui a eu tendance à disparaître depuis : Celui-ci consiste, lors d’un dialogue, à filmer davantage celui qui écoute que celui parle. Ainsi, ce que l’on perd en compréhension du dialogue, on le gagne en saisie intuitive de ses enjeux émotionnels.

Le sentiment, en effet, constitue, dans La Chimère, le centre névralgique de chaque scène, et c’est à lui que toute la mise en scène est consacrée, bien plus qu’à une élaboration formelle et symbolique à laquelle pourtant l’intrigue invitait, d’où, peut-être, le côté un peu déstructuré, éclaté de la narration. On pourrait déplorer qu’outre quelques plans d’oiseaux symbolisant le monde spirituel, le film se présente comme assez pauvre, voire simpliste (la scène du bateau vers la fin) du point de vue d’une esthétique du plan et du symbole. Le cinéma d’Alice Rohrwacher, malgré son insistance à travailler des archétypes, semble finalement davantage soucieuse des singularités. Mais n’est-ce pas, tout bien considéré, ce balancement qui fait la beauté de ce cinéma, comme si l’on regardait un documentaire sur Ulysse ou la marche de Dante à travers l’outre-monde, comme si, tout d’un coup, la vie réelle devenait mythique ?

Peut-être l’est-elle d’ailleurs, et Alice Rohrwacher, dans cette perspective, n’en serait au fond que l’agent révélateur.

Bande-annonce : La Chimère

Fiche Technique : La Chimère

Réalisatrice : Alice Rohrwacher
Scénariste : Alice Rohrwacher
Montage : Nelly Quettier
Décors : Emita Frigato
Costumes : Loredana Buscemi
Production : Carlo Cresto-Dina
Sociétés de production : Tempesta, Amka Films Productions, Ad Vitam, Arte, Rai Cinema
Pays de production : Italie – Suisse – France
Langue originale : italien
Format : couleur — 35 mm, Super 16 et 16 mm
Genre : comédie dramatique
Durée : 130 minutes
6 décembre 2023 en salle / Comédie dramatique, Drame, Comédie

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4