J’avancerai vers toi avec les yeux d’un sourd, un documentaire de Laetitia Carton

j-avancerai-vers-toi-avec-les-yeux-d-un-sourd-film-documentaire-Laetitia-Carton-critique

Synopsis : Ce film est adressé à mon ami Vincent, mort il y a dix ans. Vincent était Sourd. Il m’avait initiée à la langue des signes. Je lui donne aujourd’hui des nouvelles de son pays, ce monde inconnu et fascinant, celui d’un peuple qui lutte pour défendre sa culture et son identité.

« Considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements, nous résolvons d’exposer une Déclaration solennelle précisant les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’Homme, afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien du bonheur de tous.
En conséquence, nous reconnaissons et déclarons,les droits suivants de l’Homme et du Citoyen.
Art. 1er. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. »

Ainsi parle la Constitution d’une des plus grandes et vielles démocraties au monde : la notre. Le très beau film de Lætitia Carton tend à prouver, si tant est qu’il soit encore nécessaire de le démontrer aujourd’hui, que ces idéaux se brisent sur le mur d’indifférence qui jalonne le parcours d’hommes et de femmes singulier. Dans un monde uniforme ou tout ce qui s’éloigne plus ou moins de la conformité est au mieux rejetée et au pire méprisé, il est difficile de trouver sa place. A plus forte raison lorsque cette singularité peut connaître des conséquences corporelles. La surdité réunit ces stigmates que l’on préfère honnir, honteux de reconnaître dans cette autre humanité un possible miroir de nos souffrances. Mais tandis que nous fermons les yeux, nous revient en mémoire cette antienne de Victor Hugo qui écrivait à un grand ami sourd-muet le 25 novembre 1845 : « Qu’importe la surdité de l’oreille, quand l’esprit entend. La seule surdité, la vraie surdité, la surdité incurable, c’est celle de l’intelligence ». Car il faut avoir l’honnêteté d’affirmer que peu de nous autres, valides, prenons le temps de les regarder et de les comprendre. L’intégration est l’affaire de tous, L’État ne devant être que le dernier recours juridique appuyant la volonté citoyenne. Nous ne savons que trop nous cacher derrière la faillite des institutions publiques, laquelle n’étant nullement à nier. Le changement n’en est pas moins à chercher du coté de la société civile pour lui ouvrir l’esprit.

Ce documentaire est un premier pas qui peut permettre une meilleure appréhension d’un univers incompris. La cinéaste y rend un bel hommage à un ami proche décédé qui souffrait de l’ostracisation. A travers son destin, elle entend rendre compte d’une situation que le temps n’a pas fait évolué, bien au contraire. Les témoignages touchants de l’ancienne génération concrétisent un aspect tus par beaucoup, par peur et par fatigue. Il faut entendre ces personnes dirent leur effarement lorsque le corps médical considère cet état comme une maladie dégénérative, infligeant ainsi une réponse uniquement médicamenteuse. Il faut écouter la tristesse et l’indignation face à ce qu’ils considèrent comme une hégémonie de la pensée unique. Les regarder se battre avec dignité pour une éducation des enfants respectueuse de cette particularité. Admirer la ténacité d’artistes et d’enseignants faisant fi des obstacles pour s’inventer un nouveau langage. Lætitia Carton s’emploie à magnifier ces portraits en procédant à des astuces techniques inventives. Sa voix-off qu’elle appose sur des ciels lumineux procède de la mécanique du poème. Le montage qu’elle élabore mise sur la parole comme libération du cœur, n’hésitant jamais à superposer du silence quand il s’avère utile. Le grand soin pris à bâtir une véritable mise en scène prouve l’immense respect qu’elle tient à montrer envers eux. L’expressivité du corps renvoie ainsi aux illustres légendes du cinématographe muet : Charlie Chaplin pour le rire discret, Buster Keaton pour l’amplitude du mouvement.

C’est un geste élégant de la part d’une femme soucieuse de réunir toute la diversité humaine, un geste d’apaisement pour atténuer les colères et les peines. Un appel aussi à regarder le monde sous un prisme plus joyeux. Un acte militant qui tisse le fil rouge d’une longue marche entre Paris et Milan pour signifier que le terrain se conquiert à la force des jambes. Une prise de conscience sur l’introspection que nous nous devons pour affirmer notre égalité. Une œuvre sur laquelle je ne me serais jamais arrêtée si l’occasion ne m’en avait pas été donnée, me persuadant qu’elle n’aurait rien à m’apprendre et rien qui ne puisse me concerner : l’erreur est humaine. Tout juste pourrait on lui reprocher un didactisme superlatif un peu fort par moments, mais nous ne le ferons pas. Pour la simple raison qu’une conviction, s’il elle veut pouvoir être audible dans l’espace public, se doit d’être porté avec force. Surtout si celle-ci concerne un tel enjeu majeur pour notre avenir. Nous ne pouvons que vous encourager à vous faire entendre et vous souhaiter bonne route dans votre noble combat.

J’avancerai vers toi avec les yeux d’un sourd: Fiche Technique

Réalisation : Laetitia Carton (Premier documentaire « D’un chagrin j’ai fait un repos ». Elle a également signé « La pieuvre » un autre documentaire, sur la maladie de Huntington, sélectionné au Fipa en 2010)
Production : Olivier Charvet et Sophie Germain
Co-Production : Gabriel Chabanier
Image : Gertrude Baillot, Laetitia Carton, Pascale Marin
Son : Nicolas Joly, Jean Mallet
Montage : Rodolphe Molla
Musique originale : Camille
Distribution France : Epicentre Films/sortie en salles, le 20 janvier 2016

FESTIVALS
Lussas – Etats Généraux du film documentaire
Gingou – Rencontres cinéma
Douarnenez – Festival du film
Clermont-Ferrand – Festival Traces de vie
Albi- Festival du Film Francophone « Les Oeillades »

« Laetitia Carton a réussi à transformer la colère qu’elle avait emmagasinée en un film poétique, subversif et « réjouissif » : cela donne même envie d’inventer un mot, puisqu’il est question de langage…  » LE MONDE 

Auteur : Le Cinéphile Dijonnais