Comment savoir si les films de Hong Sang-Soo sont faits pour nous ? Comment être sûr qu’un film de 1h06, comme Grass, qui se concentre uniquement sur les interactions sociales entre les clients d’un café, va nous plaire ? Comment appréhender Un jour avec, un jour sans, où deux perspectives différentes d’une même journée sont explorées ? Comment deviner si un film de 1h37, comme Walk Up qui raconte la vie d’un réalisateur quinquagénaire prétentieux, résonnera en nous ? Et surtout, comment savoir si, ce mercredi 26 juin, un film comme In Water, flou de bout en bout, parviendra à nous émouvoir ? La seule façon de le savoir est de s’y aventurer.
Personne ne crée comme Hong Sang-Soo. D’autres réalisateurs réussissent à s’éloigner des standards économiques de l’industrie cinématographique mondiale, que ce soit en Asie ou en Amérique latine. Cependant, dans ce terreau créatif à contre-courant, personne n’incarne l’essence de Hong Sang-Soo comme lui.
Le réalisateur a un caractère unique. À chaque nouvelle œuvre, on pourrait croire qu’il propose une nouvelle idée incongrue par manque de créativité, pour différencier chacun de ses films. Dans In Water, l’idée qu’il choisit est le flou. À part l’un des premiers plans du film, aucun ne sera net. Mettons de côté directement les interprétations classiques : oui, peut-être que le flou symbolise les personnages perdus dans leur vie, artistiquement ou relationnellement. Peut-être que c’est ce qui est sous-entendu… ou peut-être pas. Est-ce vraiment le sujet du film ? Il ne semble pas. Dans In Water, il s’agit de tout plonger dans le flou et de voir ce qui émerge de ces profondeurs aquarellées.
Et ces profondeurs, c’est ce qui intéresse Hong Sang-Soo. Pas celles des objets inertes, qui sont inintéressants à ses yeux, mais celles des émotions de ses personnages. Hong Sang-Soo est touché par les gens et les situations dans lesquelles ils se trouvent, surtout lorsqu’ils conversent. Pour ce film, comme pour les autres, mieux vaut ne pas être misophone. Les conversations sont toujours plus riches chez le réalisateur coréen lorsqu’elles se déroulent autour d’un repas, et avec de l’alcool.
Le scénario du film tourne autour d’un aspirant réalisateur, Seoung Mo (Shin Seokho), qui propose à deux de ses ami(e)s de jouer dans son premier court métrage. L’idée ? Il ne la connaît pas encore, elle viendra… Les deux acteurs se plient néanmoins volontiers aux directives de leur ami. Sangguk (Ha Seongguk), qui aspire lui aussi à devenir réalisateur, s’occupe de la caméra. Namhee (Kim Seungyun), quant à elle, est l’actrice principale de ce projet balbutiant. Jour après jour, ils se promènent au gré de l’inspiration de Seoung sur l’île rocheuse de Jeju. Sentant qu’ils sont au bon endroit, ils filment ; sinon, ils recommenceront demain, espérant trouver un meilleur décor ailleurs. Hong Sang-Soo documente ce processus, et lors d’une de leurs déambulations, Seoung fait la connaissance d’une femme nettoyant seule la plage. Fasciné par le caractère solitaire et ingrat de cette tâche presque cachée par les falaises, et par le contraste avec les touristes absorbés par le spectacle de l’eau, il décide de prendre cette rencontre comme point de départ de son film.
Il a trouvé l’idée. Jusqu’ici, Hong Sang-Soo a fait le minimum syndical pour ce qui ne l’intéresse pas vraiment : la cohérence d’un scénario. Maintenant, il est temps, dans ce marasme de déformations optiques, de chercher l’émotion réelle. Et cela viendra de Seoung. Il souhaite ajouter à son court métrage une chanson qu’il avait écrite pour l’anniversaire de son ancienne copine. Tellement ému par la nouvelle destinée qu’il offre à sa musique, il appelle son ex-copine pour lui en demander la permission. Et c’est là toute la beauté du film, et généralement des œuvres du maître sud-coréen. Quand une idée émerge, lorsqu’elle nourrit son cinéma, elle doit être imprégnée d’émotion. Il n’introduit pas la musique par pur souci esthétique. Le choix de cette chanson est motivé par Seoung, car il pense que ce réceptacle d’une émotion peut servir à nouveau. Ce ne sont pas des idées mortes. Hong Sang-Soo prend des éléments déjà imprégnés d’émotions. Ce sont des objets chauds, empreints de considération, et non des entités froides et distantes.
Le tournage du court métrage nous est montré. Seoung explique qu’il veut recréer sa rencontre avec la femme nettoyant la plage à l’ombre des falaises, en ajoutant une poursuite avec son propre double, un personnage qui suivrait cette femme, pris de passion, peut-être de trop. Toujours dans ce flou, on ne sait plus dans quel tournage nous sommes. Sommes nous dans le court métrage du jeune réalisateur ou dans le film de Hong qui reprend le dessus ? Le long métrage se termine sur cette dernière scène où la musique déverse l’émotion qu’elle contenait. Un téléphone est utilisé pour diffuser le son, capté directement par la caméra, pendant que Seoung joue son personnage qui s’enfonce dans la mer. Mais est-ce vraiment du jeu ? La musique, imprégnée de l’émotion qu’il a créée, l’accompagne dans son déclin. Le son se coupe bien avant la fin de ce dernier plan, laissant sous le bruit des vagues l’enfoncement d’un corps flou. Un corps qui, sans son cette fois-ci, s’enlise dans l’océan.
Alors, que dire de ce flou ? Eh bien, comme toujours, Hong Sang-Soo démontre qu’il ne nous faut pas grand-chose pour accepter l’émotion du réel. Comme dans le film de Derek Jarman, Blue de 1993, même un écran bleu peut bouleverser le cœur. Ce n’est pas ce que l’on voit, ce que l’on perçoit, qui constitue la force émotionnelle, mais l’émotion elle-même qui détermine l’impact sur les spectateurs. Le flou semble ici être la plus brillante des idées du réalisateur jusqu’à son prochain film. Nous ne sommes pas focalisés sur des visages ou des interprétations corporelles. Nous créons notre propre compréhension des actions. Nous sommes actifs dans ce visionnage, et c’est ce qui rend ce film si simple, si beau. Il ne nécessite pas grand-chose pour nous captiver, à partir du moment où le réalisateur sollicite notre participation. Quel très beau film, probablement encore plus beau quand on le revoit dans sa tête, dans son flou.
Bande-annonce : In Water
Synopsis : Sur l’île rocheuse de Jeju, un jeune acteur réalise un film. Alors que l’inspiration lui manque, il aperçoit une silhouette au pied d’une falaise. Grâce à cette rencontre et à une chanson d’amour écrite des années plus tôt, il a enfin une histoire à raconter.
Fiche technique : In Water
Réalisation : Hong Sang-Soo
Scénario : Hong Sang-Soo
Image : Hong Sang-Soo
Son : KIM Hyejeong
Montage : Hong Sang-Soo
Musique : Hong Sang-Soo
Assistant réalisation : KIM Soryung
Direction de production : KIM Minhee
Production : JEONWONSA FILM CO.
Pays de production : Corée du Sud
Langue originale : coréen
Date de sortie : 26 juin 2024