« Les poings desserrés », les yeux ouverts

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Dernier récipiendaire en date du « Prix Un Certain regard » du Festival de Cannes, Les poings desserrés est le second long-métrage de la jeune réalisatrice russe Kira Kovalenko. Dans la lignée de son précédent film, Sofitchka (2016), la cinéaste cherche à imprégner son œuvre de la couleur du réel.

Synopsis des Points desserrés : Dans une ancienne ville minière en Ossétie du Nord, une jeune femme, Ada (Milana Agouzarova), tente d’échapper à la mainmise étouffante d’une famille qu’elle rejette autant qu’elle aime.

De Marco Bellocchio à William Faulkner

Chez Kira Kovalenko, rien ne semble décidé à l’avance, à l’instar de sa vocation de cinéaste. Tout semble naître des hasards de la vie. Et pourtant, nous sommes bien au cinéma, devant une œuvre de fiction, écrite et dirigée. Qu’importe, Les poings desserrés a bien l’allure du vrai. Ce réel cru et, il faut le dire, anxiogène, qui nous fait ressentir avec une force à laquelle nul ne peut échapper.

Formée à l’Atelier de cinéma d’Alexandre Sokourov en Kabardino-Balkarie, un peu par hasard donc, Kira Kovalenko ne se destinait pas initialement au cinéma. Depuis l’obtention de son diplôme, elle ne cesse cependant de creuser dans un cinéma proche de l’authenticité voire de réinventer une nouvelle forme de néoréalisme italien, avec son propre regard. À ce propos, le titre même des Poings desserrés ferait référence au film de Marco Bellochio, Les Poings dans les poches (1965).

S’inspirant à la fois, selon les dires de la cinéaste, du cinéma soviétique, de Wanda de Barbara Loden ou de Abbas Kiarostami (Close-up), c’est surtout un passage de L’Intrus (1948) de William Faulkner qui marque l’impulsion première du film. Un passage suggérant « que la liberté est un fardeau parfois plus lourd à porter que l’esclavage », comme le déclare Kovalenko à Cannes. Cet extrait, ainsi que des photographies trouvées sur Internet de Mizour, village en Ossétie où sera tourné le film, forment le départ des Poings desserrés.

La poésie noire de la marionnette

Si le point de départ du film de Kira Kovalenko nous paraît clair, l’œuvre reste toutefois sombre, imbibée d’une atmosphère étrange, foisonnant de non-dits mystérieux. Dans la dramaturgie des Poings desserrés, la situation familiale même des personnages, pourtant à la source de l’œuvre, est floue : la mort de la mère, la maladie d’Ada, la tragédie de Beslan se mêlent tout autant dans le passé de la jeune fille. À cela s’ajoute l’ombre douloureuse de l’inceste qui plane, sans que nous ayons des réponses. La protagoniste, dont nous ressentons les émotions, est dans une quête de liberté qui, pourtant, s’arrête presque à la suggestion, tant la résolution n’a pas lieu.

Cette liberté, à bien des égards, une chimère inatteignable, est ainsi plus difficile encore que la soumission à autrui. Ada cherche donc à s’affranchir du carcan familial et surtout de la figure tyrannique du père, (Alik Karaev). Son grand frère, Akim (Soslan Khougaev) participe activement à cette envie de « réparation », physique et spirituelle. Mais son frère cadet, Dakko (Khetag Bibilov), semble plutôt l’étouffer, à trop l’aimer. L’ambiance visuelle de l’œuvre est à l’image de ce cercle familial : un étau qui se resserre sur le désir d’indépendance d’Ada. Le film possède cette esthétique à la fois pesante, sablonneuse et glaciale, qui fait peur autant qu’elle réconforte.

La photographie participe donc à cette noirceur d’un film qui a lieu dans un monde clos, pratiquement aux confins du monde et pourtant abordant des thématiques d’une grande universalité. Au sein de ce monde effrayant, Ada est un pantin. Une marionnette que tout le monde voudrait avoir près de soi. De fait, la jeune fille est souvent traînée, enlacée, touchée par des mains qui l’étouffent. Autant de doigts qui pianotent sur elle comme pour en faire leur propre musique. Tout le monde semble oublier qu’Ada a également son mot à dire. Mais, malgré sa douleur, Ada reste douce, poétique, mélancolique. Malgré son désespoir, l’espérance jaillit, furtivement, de ses yeux.

Mystère, énigme et contradictions

En parlant de regard, ce sont les yeux grands ouverts d’Ada sur le monde qui donnent au film de Kovalenko sa force extraordinaire. Filmée par une caméra devenant presque un microscope du ressenti de ses personnages, Ada hante l’œuvre. La jeune fille, par ce cadre resserré et les gros-plans en résultant, évoque tous les fantômes des traumatismes enfouis à chaque battement de ses cils.

Ada reste un secret, pour ses frères comme pour les spectateurs. Mais Ada est avant tout un secret pour elle-même. Ce secret pourrait en quelque sorte être le fondement des Poings desserrés. Le film est tourné en ossète, une langue que Kira Kovalenko ne parle pas. Et les acteurs sont principalement non professionnels, notamment les deux frères, d’une justesse absolue. Dès lors, le film aurait pu échapper à sa réalisatrice. L’œuvre convoque une multitude d’univers où pourraient entrer en collision tous les maux de l’homme.

Finalement, si la résolution n’est pas montrée, Les poings desserrés parvient à instaurer une profonde émotion en nous. Le film est celui de la contradiction des sentiments puisque Ada souhaite autant la liberté qu’elle la craint. Elle souhaite autant résister qu’elle s’abandonne dans un lâcher prise troublant. Si Ada est contradictoire, c’est parce que ses yeux scrutent toute la complexité du drame humain.

Bande-annonce – Les poings desserrés

Fiche technique – Les poings desserrés

Réalisation : Kira Kovalenko
Scénario : Kira Kovalenko, Lioubov Moulmenko, Anton Yarouch
Interprétation : Milana Agouzarova (Ada), Alik Karaev (le père), Soslan Khougaev (Akim), Khetag Bibilov (Dakko)
Durée : 1h37
Genre : Drame
Date de sortie : 23 février 2022
Pays : Russie