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Rebecca ou l’impossible home sweet home

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Installant une ambiance mystérieuse et onirique aux frontières du gothique, Hitchcock met en scène un bien singulier personnage dans Rebecca : une maison. Au cœur d’une romance naissante, une grande demeure anglaise est le pilier de la relation entre Mr and Mrs De Winter et met à nu les rouages d’une mise en scène théâtrale au décor parlant. Cette grande maison hostile hante les esprits et fait jouer une présence fantomatique refusant de disparaître.

Habiter un espace n’est jamais une tâche facile surtout quand la présence fantomatique de la veuve de son nouveau mari persiste à se faire entendre dans sa maison ; voilà qui peut résumer Rebecca (1940). Adaptation du roman de Daphné Du Maurier, le film raconte l’histoire d’une irritante veuve en repos à Monte-Carlo avec sa dame de compagnie. Cette dernière fait la rencontre d’un riche veuf, Maxim de Winter, duquel elle s’éprend. Fraîchement mariés, ils s’installent dans la demeure de l’époux. Dans ce film aux accents horrifiques, Hitchcock met en scène un espace hostile, celui de la maison, qui rejette la nouvelle femme. Vue comme une intruse, la demeure prendre une allure inquiétante et les murs deviennent plus parlants qu’ils n’y paraissent.

Bienvenu en territoire hostile

Au cœur de la nuit se dégage la silhouette du manoir de Manderley, demeure gothique dont les tourelles forment des grandes ombres sur le sol. Ne distinguant que quelques fenêtres à demi éclairées, le film nous fait entrer dans un conte cauchemardesque où l’ambiance brumeuse annonce le ton du film. La caméra passe de l’autre côté du portail et révèle la demeure sur la voix off de la protagoniste principale du film : « La nuit dernière, j’ai encore rêvé que je retournais à Manderley. » La légende se met en marche à la manière d’un conte.

La demeure est labyrinthique et la nouvelle Mrs De Winter y cherche son chemin, erre et se perd. Chaque pièce apparaît comme une découverte qu’elle sait dangereuse et doit écouter aux portes avant d’y entrer. Le jeu sur les ombres et les recoins rend ce lieu inquiétant, le tout accentué par la terrifiante gouvernante Mrs Danvers dont l’esthétique est proche de l’expressionnisme allemand. De même, des pièces de la maison sont interdites et cela n’est pas sans faire penser au conte Barbe-Bleu, d’autant plus que le son de la harpe contribue à nous faire basculer dans cet univers de conte de fée cauchemardesque. Nous entrons alors dans une atmosphère de château hanté où la personnification des lieux et la mise en scène ne cessent de distiller des indices.

Avertissant des déboires à venir, une fumée de cigarette envahit la protagoniste principale. Cette fumée est un indice de l’hostilité ambiante : pas de fumée sans feu. Cette idée de la fumée s’immisce dans les détails du film, de l’évocation des cigarettes de l’ancienne femme de Mr De Winter jusqu’à la cheminée allumée par le majordome. Le feu se rapproche petit à petit de la nouvelle femme et sonne comme un avertissement ; tout concourt à la rendre inadaptée et indésirable. A cet égard, on constate la disproportion entre la nouvelle femme et l’espace : les pièces sont immenses et ne sont pas, à l’évidence, taillées pour elle.

Pourtant, c’est en bravant l’obscurité de la demeure pour fouiller les pièces que l’on découvre l’histoire de Rebecca et que l’on se trouve au plus près de son intimité. La nouvelle Mrs De Winter peine à trouver ses marques dans cet environnement et la seule solution semble être de se rapprocher du fantôme de la noyée.

Corps éteint, figure incandescente

En écho à cette maison hostile se juxtapose la présence de l’ancienne maitresse de maison. Si Rebecca n’est jamais présente explicitement sous une forme fantomatique anthropomorphique, c’est son incarnation dans les murs, les reflets de l’eau, les rideaux et les ombres qui entretient son souvenir.

Les indices dissimulés par les objets dans la maison marquent les contrastes majeurs entre la nouvelle femme et Rebecca. De fait, la protagoniste n’est considérée que comme une passagère et Mrs Danvers lui fait occuper une chambre d’invitée. Cette dernière tient à rappeler la présence de son ancienne maîtresse : devant sa coiffeuse, Mrs Danvers s’amuse à remettre en ordre les objets et se livre à un pantomime du brossage de cheveux de Rebecca, la montrant sensuelle et féminine. Des scènes du passé se superposent ici et renvoient à la nouvelle femme une image de celle qu’elle n’est pas, faisant ressortir en contraste sa candeur. De fait, ce qui rend Manderley inhabitable, c’est ce culte rendu en permanence à la noyée. En effet, l’intérieur peut être vu comme une cathédrale rendant hommage à Rebecca. Il y a une reconstitution pas à pas de ses habitudes où les bibelots sont des objets ritualisés, en témoignent les fleurs fraîches toujours disposées comme Rebecca l’entendait. Celle-ci semble toujours avoir une place attribuée dans les lieux, la faisant revenir d’entre les morts. Cette omniprésence de la femme absente n’est pas sans nous rappeler la Laura Palmer de Twin Peaks que rien ne semble pouvoir expier malgré leur mort. Elles continuent de fasciner et d’exister : « Parfois, je me demande si elle ne revient pas à Manderley pour vous observer, vous et Mr De Winter… » souffle Mrs Danvers dans la chambre de la défunte.

Sans cesse comparée à Rebecca, la nouvelle Mrs de Winter se modèle en prenant ses traits et portant ses vêtements. Les plans en contre-champ l’opposent à Rebecca qui la suit dans la demeure comme son ombre, par une aura mystérieuse. N’ayant pas de nom qui l’individualise, elle n’est appelée que « Mrs De Winter » ou « la nouvelle Mrs De Winter ». Ici, il est question de la création d’une image de femme qui prend corps dans les fantasmes projetés par les autres personnages et le lien avec Lynch ne fait que se consolider dans l’incarnation de ce désir.

Géographie des intérieurs

Pas d’identité propre ni de place au sein de Manderley pour la nouvelle Mrs de Winter : la réciprocité entre l’intérieur de la demeure et l’intériorité du personnage se fait parlante. A la manière d’un plateau qu’il s’agit d’aménager, la maison participe à une forme de théâtralisation. La présence des jeux avec les rideaux sonne comme l’ouverture d’une scène chaque fois qu’ils sont utilisés par la bonne qui dirige la représentation en se faisant tour à tour décoratrice, metteuse en scène et actrice. De même, la chambre de Rebecca fonctionne comme une scène de théâtre se plaçant au milieu de la maison et tentant de faire oublier que cette pièce n’est qu’un artifice visuel où la bonne vient performer son rôle. La protagoniste doit elle aussi performer un rôle au sein de ces murs. Pour prendre place, elle se fait tour à tour femme puis domestique. Alors que le téléphone sonne, elle décroche et répond que « Mrs De Winter est morte il y a plus d’un an ». En plus d’une domestique, elle est traitée comme une enfant. Ecoutant aux portes sans oser entrer, un couple d’ami parle d’elle sous le surnom de « l’enfant ». C’est ce glissement de rôle en rôle qui lui permet de s’immiscer au plus près de l’histoire de cette maison.

Ainsi, c’est toute la maison qui doit être pensée comme un espace de représentation. Alors que Mona Chollet nous enjoint à créer notre odyssée de l’espace dans son ouvrage Chez soi, comment créer et prendre une place au sein d’une maison qui fait tout pour rejeter la nouvelle femme ? Questionnement moderne, Rebecca ne perd en rien de sa force 80 ans après sa sortie et nous sommes invités à nous plonger dans cette réflexion en ces temps de repli. Si intérieur et intériorité se conjuguent, ce n’est que par l’incendie qui ravage Manderley à la fin du film que le couple peut renaître et se reconnaître l’un dans l’autre. En brisant les représentations de Rebecca qui persistaient au sein de la maison, Mr De Winter est à même de comprendre que la jeune femme est ce qu’il cherchait, et Mrs de Winter peut s’affranchir de Rebecca et construire son identité.

Rebecca : Bande annonce

Rebecca : Fiche technique

Réalisation : Alfred Hitchcock
Scénario : Scénario : Robert E. Sherwood, Joan Harrison d’après : le roman Rebecca de : Daphné Du Maurier
Image : George Barnes
Genre : Thriller psychologique
Date de sortie : 1940
Pays : Etats-Unis
Durée : 2h10
Montage : Hal C. Kern
Musique : Franz Waxman
Producteur(s) : David O. Selznick
Interprétation : Joan Fontaine (Mrs De Winter), Judith Anderson (Mrs Danvers), Laurence Olivier (Maxim De Winter), George Sanders (Jack Favell)

Auteur : Megane Femenias