« En tant qu’artistes, on est sans cesse confrontés à ce genre de dilemmes. Dans Hellboy II, quand Hellboy tire sur l’élémentaire, il le fait parce qu’il veut que les gens l’aiment. Il délivre donc le bébé en se disant : « J’ai fait quelque chose de génial » et ils le huent en lui jetant des pierres. En tant qu’artiste je suis moi aussi passé par là. On se dit : « Bon, je vais faire ce que les gens veulent voir ». Et je fais un film commercial comme Mimic qui est une plaie béante dans mon existence.«
Guillermo Del Toro
Un vieil adage court depuis des années à Hollywood, maxime en forme d’avertissement de bon nombre de réalisateurs envers leurs confrères : « Si vous ne vous êtes jamais fait baiser par les Weinstein, c’est que vous n’avez jamais travaillé avec eux ».
Force est effectivement de constater que depuis le boom de leur société Miramax (et de sa filiale sœur Dimension Films), nombreuses sont les affaires de productions ou post-productions chaotiques imputées à ses frères fondateurs : Bob et Harvey Weinstein. Ce dernier gagnant même le doux surnom d’Harvey « Scissorhands » pour sa fâcheuse tendance à couper et remonter les films sans le bon vouloir du réalisateur (même si l’actualité le rattrape aujourd’hui pour des choses bien plus graves). Piranha 3D, Gangs of New-York, Cursed,… sont quelques exemples, chacun à leur manière, de la difficile lutte entre les garants financiers de l’industrie et les créatifs à leur service. Surtout dans ces studios qui ont désormais autant de squelettes dans le placard que de chefs d’oeuvres à Oscars, autant de réalisateurs traumatisés que de révélations explosives (Kevin Smith, Quentin Tarantino…).
Guillermo Del Toro, avec son second film Mimic, aurait pu faire partie de la seconde catégorie mais son expérience compliquée fut malheureusement un porte-étendard de la destruction en règle de la créativité telle que peuvent l’opérer les frères Weinstein. Et à une plus grande échelle, un exemple supplémentaire du mensonge hollywoodien de l’exotic touch. Celle qui veut qu’un réalisateur étranger apporte sa créativité et sa sensibilité à un film de commande américain avant de se faire broyer par la machine et de produire souvent l’inverse de l’effet -soit disant- voulu. A savoir un film sans personnalité.
Heureusement pour elle, Mimic est l’œuvre d’un cinéaste finalement plus fort que la machine, même si d’apparence ce ne fut pas le cas à sa sortie. Méconnu, mal aimé, jugé anecdotique dans la carrière d’un réalisateur aujourd’hui célébré par le milieu, Mimic finit, vingt ans après sa conception, par livrer ses noirs et passionnants secrets. L’occasion donc de découvrir ou redécouvrir ce que Del Toro qualifie d’enfant imparfait mais aussi d’une des expériences les plus importantes de sa vie. Et de la resituer comme l’œuvre légitime et fondatrice de sa filmographie qu’elle est.
Bref, histoire d’un monstre des plus attachants.
PARTIE I – LE MEILLEUR FILM DE CAFARD GÉANT JAMAIS FAIT
« Au milieu des années 1990, le producteur Michael Phillips (L’Arnaque, Taxi Driver, Rencontres du Troisième type) amène à Miramax un projet de film d’horreur : Mimic. Basé sur une nouvelle éponyme de Donald A. Wollheim, parue en 1942 dans Astonishing Stories, Mimic imagine des créatures géantes et mutantes se multipliant et envahissant le métro de New-York.
La version finale du film racontera, elle, l’histoire de Susan (Mira Sorvino), une entomologiste et de Peter (Jeremy Northam), un médecin du CDC confrontés à une maladie infantile mortelle à New-York. Cette dernière, véhiculée par les cafards, est contrée par le duo avec la création des Judas, cafards génétiquement modifiés sécrétant une enzyme tuant leurs congénères. La maladie est enrayée et trois années se passent. Susan et Peter forment désormais un couple mais peu à peu, ils s’aperçoivent que les Judas, prévus pour ne pas dépasser la première génération, ont mutés. Désormais humanoïdes et agressifs, ils se répandent dans les profondeurs de New-York en semant la mort.
MAIS nous sommes encore loin de cette histoire, revenons à nos cafards…
Miramax et Dimension Films, sa filiale spécialisée dans le cinéma de genre, mettent une option sur le projet de Philips avec l’intention de l’inscrire comme un court d’un film à sketches intitulé Light Years. Finalement, ce projet et Impostor (autre court prévu pour le film) finissent par se développer chacun en longs-métrages, laissant le dernier segment d’un certain Danny Boyle, Alien Love Triangle (avec tout de même Kenneth Brannagh, Courteney Cox et Heather Graham), orphelin de distributeur jusqu’en 2008.
Pour mettre en scène Mimic, le jeune réalisateur mexicain Guillermo Del Toro est choisi. Son premier film, Cronos, bête de festivals saluée par la critique et couverte de prix est une carte de visite en or. Au-delà de ce succès d’estime, qui attire les convoitises de studios capitalisant sur l’exotic touch, le sujet semble taillé pour le réalisateur. Passionné d’entomologie, Del Toro passait son temps enfant à capturer les insectes et à les étudier via des livres scientifiques. Les insectes sont au rang de ces obsessions premières (comme les mécanismes horlogers ou l’anatomie), et il en livre sa fascination plus avant en 2013, ne faisant que confirmer qu’il était l’homme de la situation :
« La nature à vraiment bien conçu les insectes. Ils inspirent le respect mais, pour autant, je ne les trouve pas du tout admirables dans leur manière de fonctionner, aussi bien socialement que spirituellement. Je crois que c’est la raison pour laquelle on les craint tant : ils n’éprouvent aucune émotion. Ce sont de vrais automates. C’est pourquoi ils servent de symboles à toute sorte de choses…Ils nous sont complètement étrangers. »
Jusqu’ici, c’est l’histoire Hollywoodienne classique, celle d’un jeune surdoué du cinéma de genre qui tente l’aventure américaine avec une œuvre de studio qui, miracle, résonne personnellement en lui. Pour l’épauler, Michael Phillips reste producteur exécutif (titre ici plus honorifique qu’autre chose) tandis que Bob Weinstein (président de Dimension) choisit Stuart Cornfeld et B.J Rack pour assurer la production. Weinstein ignore que les deux sont des proches de Del Toro et donc à même de couver le jeune prodige mexicain. En 2004, Rack confiera :
« J’ai travaillé avec Paul Verhoeven et j’ai produit l’un des films de James Cameron (NDLR : Terminator 2 – Le Jugement Dernier), mais Mimic est l’expérience professionnelle la plus éprouvante que j’ai vécue. J’avais l’impression d’être une prisonnière de guerre. »
Il faut dire qu’à peine son contrat signé, Rack se voit charger de virer son collègue Cornfeld (qui finalement restera en place). Mais jusqu’ici, tout va quand même plutôt bien.
Le scénario du film est confié à Del Toro en personne, épaulé de Matthew Robbins (Rencontres du troisième type, Miracle sur la 8ème rue,…), collaborateur qui signera plus tard pour Del Toro les scénarios de Don’t be afraid of the dark (une de ses productions) et de Crimson Peak. C’est dès le rendu du premier scénario que le studio impose des changements catégoriques au réalisateur et au scénariste notamment concernant les créatures du film :
« Les choses se sont mal passées dès le début. Dans le premier scénario, Matthew Robbins et moi voulions que nos créatures soient des gros scarabées nidifiant à Central Park, porteurs d’une bactérie, d’où le besoin de les contrôler.
Je n’oublierai jamais le jour où Michael Phillips, en train d’enlever ses chaussures durant la réunion, commença à dire : « Si c’est New-York, pourquoi pas les cafards ? »
J’ai senti le monde exploser en une vague d’horreur et tout de suite j’ai dit : « Écoutez les gars, nous ne devons pas faire ça sinon nous partons vers un film de cafards géants et il n’y a aucun moyen de dépasser ce concept de série Z. Nous serons peut-être capables de faire un film intelligent à partir de ça, mais le cafard, en lui même, est tellement un concept de nanar que créer un film autour de ça, nous n’y survivrons pas. »
J’ai perdu cette bataille car quelqu’un à la table à été très enthousiaste à l’idée : New-York, les cafards, c’était le mariage parfait, blah, blah, blah. Dès ce moment, j’ai été condamné à faire le meilleur film de cafards géants jamais fait. C’était le plus gros objectif auquel je pouvais prétendre avec Mimic mais, bon sang, j’ai essayé, ainsi que tout le monde dans mon équipe. »
Le climax du film, assez générique et hétérogène dans le produit final, devait aussi être d’une nature toute autre :
« A la base, Matthew Robbins et moi sommes venus avec une idée d’un immense essaim, où l’unique mâle baise toutes les femelles, comme chez les termites où il y a un seul roi. Pour appuyer cela, Matthew a imaginé une scène dégueulasse, où l’on voyait la course-poursuite finale juste après un accouplement, littéralement, et où le mâle courait après les héros avec la femelle toujours attachée à son pénis.
Ses deux corps en parfaite coordination, courant après eux dans les tunnels du métro, je trouvais que c’était une image brillante, mais le studio trouva l’idée répugnante et repoussante et la façon de vous contrôler facilement, c’est par le budget. C’était aussi, malheureusement, une idée très chère et donc supprimée. »
De ces premières réunions vont donc découler des semaines de réécriture aux rangs desquels on comptera plusieurs versions de Robbins et Del Toro, une version de John Sayles (Hurlements, Piranhas,…), une de Matt Greenberg (qui sera copieusement ignorée) et une d’un réalisateur disons plus qu’inattendu sur ce terrain fantastique.
« La version de John Sayles était ma préférée. Bien évidemment, le studio ne l’appréciait pas autant que moi car il voulait que nous expliquions plus les créatures. Je n’arrêtais pas de leur dire : « Plus vous en direz, plus vous ôterez leur magie ! ». Mais finalement, nous avons expliqué. Après John Sayles vint quelqu’un qui n’était autre que le très, très sympathique Steven Soderbergh… Il nous rendit une version vraiment dérangée que j’ai adorée. Je l’ai appelé pour lui dire : « Ce sont les meilleurs dialogues que j’ai jamais lus. C’est fantastique. » mais malheureusement, ça n’avait pas grand-chose à voir avec le film que nous allions faire. »
De cette version de Soderbergh subsiste d’ailleurs une seule scène, celle du prêtre traîné dans les égoûts dans le prologue.
L’enfer de réécriture dans lequel plonge alors le film épuise un nombre important de scénaristes et collaborateurs. Les sessions durent de 9h00 à 0h00 dans une ambiance houleuse et électrique. Chaque détail du script est sujet à analyse avec un pointillisme inhabituel de la part des Weinstein. Pas moins de cinq auteurs sont au travail sur le scénario. Pour B.J Rack, ce travail poussé en amont était du jamais-vu chez Miramax et, finalement, plutôt salutaire. De son propre aveu :
« Ils n’ont pas fait ça avec Scream (NDLR : leur production précédente) car le script était impeccable. »
Certaines méthodes paraissent cependant ubuesques. Un jour, bloquée sur un moment précis de l’histoire, l’équipe parle des scènes horrifiques d’Alien et de leur place précise dans la structure du métrage. Les Weinstein demandent alors aux assistants de regarder Alien et de prendre des notes. Quand 20 minutes plus tard, les résultats n’étaient toujours pas là, ils demandèrent à 10 personnes de regarder chacune un bout du film via 10 cassettes et de dicter les résultats à 10 autres. 45 minutes après, ils avaient leur liste. Et nous y reviendrons, mais cette liste à beaucoup servi.
Les personnages posèrent aussi divers problèmes. Avec ironie, Guillermo Del Toro se rappelle, en 2011, qu’il voulait que le personnage de Josh, flic joué par… Josh Brolin soit gay :
« Vous pouvez imaginer l’espérance de vie de cette idée avec le studio. Je crois que ça n’a pas survécu au-delà de la première version ou de la seconde. »
De même, le personnage de Manny (Giancarlo Giannici), le grand-père de l’enfant autiste Chuy (Alexander Goodwyn), a considérablement changé durant la réécriture, notamment parce que le premier choix de Del Toro, Federico Luppi (Cronos), n’était pas suffisamment bon en anglais. Pour faciliter la tâche, beaucoup des scènes dialoguées entre Manny et Chuy furent donc sabrées. Finalement interprété par Giancarlo Giannici, le personnage ne retrouva pas pour autant la place qu’il avait précédemment dans le script. Surtout dans son issue finale, bien différente des premières versions de la mort de Manny dont Del Toro a livré deux récits. L’un en 2011 :
« Giancarlo trouvait Chuy et il voyait le gigantesque mur où le mâle était en train de baiser toutes les femelles, la femelle attachée sur le pénis, etc… c’était un moment absolument cauchemardesque et le personnage de Giancarlo voyait les créatures venir vers lui et il se tranchait la gorge avec son rasoir en disant : « Dieu ne peut pas voir ça ». J’aimais beaucoup l’angle religieux que cela donnait au film. Cela disait “Et si Dieu nous avait abandonné ? Et si nous n’étions plus ses créatures préférées ? Si ces choses avaient pris la place?” mais tout ça s’est perdu et ça me manque sincèrement. »
Une fin dont la suppression est donc liée au changement du climax initial. La seconde version en 2013, est plus affirmée mais différente dans son sens :
« […] Il disait : « Ce dieu est aveugle », et il se tranchait la gorge. Il ne supportait plus de voir l’enfant qu’il aimait être heureux avec les insectes. Et le petit-fils ne réagissait pas à la mort de son grand-père, dans le scénario, ce qui était doublement choquant. C’étaient des bonnes idées, mais je ne sais pas si je les aurais exploitées, même dans de meilleures conditions. »
Au final, l’une des plus grandes batailles perdues par Del Toro dans la conservation de ses idées initiales fut sans aucun doute le personnage de Peter :
« […] Je voulais initialement qu’il soit interprété par Andre Braugher parce que je trouvais important qu’à la fin du film, nous ayons un enfant latino, Chuy, une Américaine, Susan, et un Afro-Américain comme personnage masculin principal et héros pour signifier que l’humanité survit. Pas l’humanité blanche seulement. Ce fut une grande bataille. Je l’ai perdue. Quelqu’un a eu une phrase horrible à ce sujet à un moment de la préparation : « L’Amérique n’est pas prête pour un couple interracial dans une production grand public de studio. ». J’étais horrifié et j’avais l’impression d’être retourné au Moyen-Âge. C’était une chose vraiment belliqueuse. »
Matthew Robbins, le co-scénariste, est aussi amer sur son expérience avec Mimic :
« Dès le premier jour, tout ce qui sortait des sentiers battus, la moindre notion originale a été battue en brèche. La ténacité de Bob Weinstein est telle que vous n’avez pas le choix. Il est tout en volonté et n’a pas une once d’originalité. [….] Bob envisageait le film comme une série B. »
PARTIE II – LA MÉTAMORPHOSE DES CLOPORTES
Au-delà du script (pour lequel seront finalement crédités Robbins et Del Toro), le budget du film est aussi un sujet de discorde, les derniers films du studio, Scream et Une nuit en Enfer, ayant coûtés respectivement 16 et 17 millions. Or, le premier budget affiché de 22,5 millions est jugé trop élevé, surtout avec à la barre un réalisateur mexicain peu connu dont c’est le second film. Missionné pour ramener le budget à la somme habituelle, B.J Rack ne trouve pas à redire sur l’estimation initiale. Une somme réaliste et allouant un confortable budget de 3 millions aux effets-spéciaux. Bien évidemment, les Weinstein ne l’entendent pas ainsi et le ton s’envenime.
« Je le rappelais (NDLR : Bob Weinstein) en disant : « Écoute, il y a un moyen de régler ce problème, il faut se débarrasser des effets spéciaux. On n’est pas obligés de faire Alien. Ça peut ressembler à L’échelle de Jacob plutôt, à ce moment là je peux le faire pour 16 millions si tu collabores ». Il répondait : « Non ! Tu n’écoutes pas ! On te demande de travailler avec un budget et tu refuses. Tu es virée. »
Comme souvent avec les Weinstein, la menace est proférée avec véhémence mais aucunement suivie du licenciement évoqué. Cependant, les producteurs garderont tout du long une attitude agressive à l’égard de B.J Rack pour un film qui se fera finalement avec 30 millions de dollars. Raté !
Pendant ce temps, le tournage démarre à Toronto, lieu fétiche des Weinstein car peu cher et pouvant passer pour New-York à l’écran. Mais les ennuis continuent. La première scène tournée est aussi celle (magnifique) qui ouvre le film, à savoir des dizaines d’enfants sous moustiquaires dans un hôpital. Une récupération symbolique du contexte insectoïde du film et une ambition visuelle affichée d’emblée par le réalisateur. Bob Weinstein est alors furieux, proclamant qu’aucun hôpital ne ressemblerait à cela et que Del Toro essaye de faire un film d’art et d’essai avec des insectes. Ce que le réalisateur, loin de ce genre de considérations clivantes, ne démentira pas.
Peu à peu, le film envisagé par Weinstein et celui par Del Toro ne trouvent plus le fragile terrain d’entente initié par la préparation. Bob appelle à 4h00 du matin pour se plaindre des rushes qui ne font pas peur ou des décors qu’il ne trouve pas bons, se déplaçant même à Toronto pour surveiller derrière l’épaule de Del Toro et donner ses indications. La plus belle d’entre-elles restant probablement sa demande que la caméra fasse vroum (???) pour compenser l’atmosphère lente et sombre que le réalisateur installe.
La stupidité de certains des producteurs ne s’arrête pas là. Notamment concernant la création des insectes. Guillermo Del Toro raconte :
« […] Les Mimics, à l’origine, avaient des antennes, mais le retour que nous avons eu du studio, c’était un coup de téléphone furieux : « Ils ressemblent à des insectes. Les Mimics ressemblent à des insectes ! »
J’ai répondu : « Bien sûr, on développe les créatures depuis un an et demi, vous avez vu les designs, vous avez vu les maquettes, vous avez vu les modèles, vous avez tout vu et ce sont des insectes. »
« Alors, pouvez-vous les faire un peu plus comme des aliens ? »
« Je ne veux pas qu’ils ressemblent à des aliens. A ce stade, nous avons déjà des marionnettes fonctionnelles avec des servos, des animatroniques par téléguidage. Vous voulez qu’on recommence ? »
Et quelqu’un à sorti une grande phrase : « Pouvez-vous faire des dents plus grandes ? »
« Ils n’ont pas de dents. »
« Alors, montrez-plus leurs gencives ! »
« Ils n’ont pas de gencives ! Ils ont une bouche en plusieurs parties ! »
« Bon, pouvez-vous leur faire des cheveux ? »
« Ils n’ont pas de cheveux. Ce sont des insectes… »
Del Toro poursuit et met en lumière l’incompétence et la bêtise d’un producteur dont il ne cite pas le nom, le jour où celui-ci vint visiter le décor.
« Si vous n’avez jamais vu un décor de cinéma, c’est un complexe, une structure en bois vu de l’extérieur avec, à l’intérieur, le décor. Donc, nous avions deux dômes avec un tube pour les relier sur le décor des égouts […] c’était notre seul décor des égouts. Ça ressemblait, de l’extérieur à une haltère en bois.
[…] Ce producteur particulier arrive et regarde ça avant de dire : « Oh mon dieu…ça ressemble… »
Je lui dis : « Laissez-moi vous montrer les décors des égouts. »
Et il continue de regarder et me dit : « Oh mon dieu, on dirait un sous-marin ! »
Je réponds : « Non, non, non, le décor est à l’intérieur ! »
« C’est horrible ! Vous devez changer ça ! Vous devez le refaire car ça ressemble à un sous-marin »
« Non, non, non, c’est l’extérieur du décor. Vous devriez voir l’intérieur du décor. »
« Oh mon dieu ! Ça ressemble à un sous-marin de Jules Verne ou quelque chose comme ça. »
Et enfin, nous entrons et les décors sont ce qu’ils doivent être. Ils ressemblent à des égouts avec un tunnel. Et le producteur soupire de soulagement et dit : « Oh, c’est vraiment, vraiment mieux. »
« Merci, je suis content que vous l’aimiez. »
Et il dit, avant de partir : « Maintenant, vous devez me promettre que vous ne filmerez jamais l’extérieur. »
Tous les jours ressemblèrent à celui-ci »
Si ces anecdotes peuvent faire sourire, elles mènent néanmoins vers l’épisode probablement le plus humiliant de la production de Mimic : La tentative de renvoi de Del Toro par Bob Weinstein.
Après un visionnage des rushes, le producteur décrète que cela n’ira pas, fait le déplacement à Toronto et convoque le réalisateur :
« Tu n’es pas à la hauteur, tu dois laisser tomber : j’ai eu tort de te faire confiance, j’ai cru que tu ferais l’affaire et c’était une erreur. […] ton film n’est pas bon. C’est fini, tu rentres chez toi ce soir, on va recoller les morceaux avec quelqu’un d’autre à partir de demain. »
Mais Bob Wenstein craint la réaction de Mira Sorvino, l’actrice principale, quant au renvoi du réalisateur avec qui elle adore travailler. Sorvino est à l’époque l’une des actrices phares du studio. Wenstein incite donc Del Toro à aller dire à Sorvino qu’il abandonne de son plein gré, ne se pensant plus à la hauteur. B.J Rack, présente, intervient en faveur de son poulain sous le choc et refuse cette condition. Weinstein propose alors d’aller annoncer tous ensemble à l’actrice le départ du réalisateur. Cette dernière ne croit pas une seconde que la décision vient de Del Toro et explose de colère, menaçant d’arrêter le film. Elle est ferme, elle n’ira pas travailler le lendemain sans Guillermo et ne travaillera avec personne d’autre sur ce film.
Bob Weinstein use alors des obligations contractuelles comme moyen de pression mais la jeune actrice reste campée sur ses positions. Il faut dire qu’au-delà de son statut, elle dispose d’un atout en la personne de son petit-ami, réalisateur phare de Miramax : Quentin Tarantino. Consciente que les Wenstein prêteront une oreille attentive à leur chouchou, Sorvino demande à Tarantino d’intervenir auprès d’Harvey, réputé plus calme que son frère. Ce qu’il fait mais étonnamment sans véritable succès.
Bob engage deux autres réalisateurs maison : Ole Bornedal (Le Veilleur de Nuit et aussi producteur de Mimic) et Robert Rodriguez. Mira Sorvino, aidé de ses agents, négocie alors un montage des scènes déjà tournées par Guillermo Del Toro durant le week-end et la prise d’une décision collective après visionnage. Harvey se révèle très convaincu par le résultat, Bob aussi, du moins suffisamment pour arrondir sa décision et demander « seulement » une collaboration de Del Toro avec Bornedal. Ce que le réalisateur, maintenant en légère position de force, refuse.
Le tournage reste complexe et sous pression, Guillermo se voit court-circuité par deux fois. La première concerne toujours la production, au travers du travail de la seconde équipe. Trois réalisateurs (majoritairement Robert Rodriguez mais aussi Jeff J.J Authors et Rick Bota) se relayent pour tourner les scènes que Del Toro ne veut pas diriger ou que le studio juge nécessaires. En particulier des scènes de jump-scares, des inserts d’actions et des scènes d’explications. A l’image de propos qu’il réitérera sur Blade II ou Hellboy II, dont il a coupé des scènes entières d’explications, Del Toro est critique quant à ces éléments souvent imposés par les studios :
« Le public n’a pas besoin de comprendre un film, il a besoin de le vivre. J’ai tort ? Je veux dire, c’est quand la dernière fois que vous avez compris un film et que vous avez dit qu’il était génial parce que vous l’aviez compris ? Je dis merde à tout ça. »
Cependant, l’une des scènes préférées de Del Toro, l’attaque de deux enfants par un Mimic, a connu un sort particulier dans ce jeu entre première et seconde équipe.
« Une des équipes a été dirigée par Robert Rodriguez. Il a tourné sept jours je crois, ou huit et nous avons dû en refaire une grande partie. J’ai du la refaire. J’ai pu conserver mes story-boards pour cette scène particulière et donc la tourner exactement comme je le voulais. Pas un seul plan n’a été conservé de la seconde équipe et c’est l’une des scènes préférées de ma carrière. »
On ne sait si les deux hommes sont en animosité aujourd’hui, ce qui serait inattendu vu la bonhomie de Del Toro. Quoi qu’il en soit le réalisateur est encore capable de citer dans son film les plans de Rodriguez et les siens même au sein d’une scène qui mêle les deux.
En 2011, Del Toro aura cependant la chance de revenir sur son film et de procéder à son director’s cut. Rajoutant 10 minutes au métrage initial, il en profita justement pour expurger le film de la quasi-totalité des séquences de la seconde équipe.
« Ma première mission dans ce director’s cut, pour moi, c’était d’enlever toute la merde. Enlever toute la merde tournée par la seconde équipe […] Ce film me laisse avec la profonde conviction qu’il n’aurait jamais dû y avoir de seconde équipe. »
« Ce que vous voyez maintenant est complètement libéré – à 95% – de la merde de la seconde équipe. Pas de fausses frayeurs pour que les gens bondissent, pas de scènes d’explications inutiles, etc… »
« J’ai toujours dit que j’avais besoin de le faire. Je pouvais ainsi m’amender. Je n’avais pas pu faire le long-métrage que j’avais imaginé, mais je savais qu’il serait possible de proposer un meilleur montage. […] »
« […] C’est simplement une version plus proche de ce que j’aurais voulu faire. Il (NDLR : Le director’s cut) ne contient pas la fin que j’avais écrite, et elle n’existera jamais. Je n’ai pas imaginé une quelconque explosion pour mon dénouement, mais quelque chose de simple et de déroutant… »
Le second court-circuit, raconté aussi en 2011, tient lui du pur hasard (et de la rencontre des grands esprits) mais trouve finalement une issue heureuse concernant le générique :
« Quand nous préparions Mimic – au tout, tout début de la prépa – je suis allé voir un film qui utilisait, malheureusement, l’imagerie que nous cherchions. C’était Se7en de David Fincher.
J’étais choqué de devoir ainsi abandonner des tas d’idées que j’avais pour le design du film, mais une chose est restée dans mon esprit, c’est combien la séquence du générique était géniale. Le générique de Se7en était impeccable et il ouvrait une nouvelle ère. Nous sommes devenus obsédés à l’idée d’embaucher les mêmes créateurs : Kyle Cooper et Imaginary Forces.
L’idée c’était aussi de faire une blague subtile sur mon expérience dans la réalisation de ce film en punaisant un insecte avec en dessous la mention « Réalisé par ». Je peux enfin révéler pourquoi cette image est là »
De la douloureuse expérience que fut le tournage, Del Toro tira pourtant un riche enseignement :
« J’étais extrêmement stressé par ce que je devais apprendre pour filmer l’action. Après tout ce stress, j’étais comme une grenouille qui peut bouger ses jambes parce qu’elle est électrocutée. Je peux dire que c’était douloureux mais je remercie tout le monde pour la flexibilité que j’ai obtenue. »
Mimic sort le 22 août 1997 et rapporte 25 millions de dollars sous des critiques mitigées. Soit une déception critique comme public. Ce qui n’empêcha pas pourtant Dimension de produire deux suites en Direct-To-DVD.
« Quand j’étais enfant, je me demandais pourquoi les films d’Hollywood craignaient autant ? Après Mimic, je savais pourquoi. » [/toggler]
PARTIE III – 20 ANS PLUS TARD…
Aujourd’hui, 6 ans après que Del Toro ait pu « réparer » son film, Mimic dépasse sa case de curieuse série B pour opérer une véritable fascination. Produit complet de sa fabrication, Mimic est un film incarnant de manière inconsciente sa propre gestation contrariée au travers d’un récit déjà entièrement tourné vers la question de l’enfantement. Mimic ne parlant de rien d’autre que de la névrose de créer, et par extension de procréer.
Ainsi, le couple formé par Susan et Peter n’arrive pas à avoir d’enfant malgré les techniques farfelues et les tests réguliers. En filigrane, une peur sourde se dessine pour Susan : être stérile. Or, si elle n’a pas d’enfant, Susan a bel et bien enfanté avec Peter trois ans auparavant. Le Judas, cette création salvatrice, cet insecte génétiquement modifié, ce miracle pour l’humanité EST son bébé. Elle l’a conçu de toutes pièces puis l’a abandonné à son sort, une mort programmée une fois l’objectif atteint. Elle a abandonné son premier enfant. Or, dans ces tunnels moites courant sous New-York, métaphore évidente de l’utérus, la vie a trouvé un chemin et le Judas s’est développé pour devenir le Mimic. Il a grandi, pris des attributs humains jusqu’à pouvoir désormais sortir et, à terme, être littéralement accouché par les égouts. D’où la réflexion des employés du service des eaux usées devant leur trouvaille d’un cadavre de Mimic : « Je crois que c’est un enfant. »
L’embryon insectoïde est ainsi devenu un être revanchard, une plaie du passé revenue se rappeler douloureusement à Susan. Or, ce n’est qu’en décidant de régler la question de ce « bébé » monstrueux (chose qu’elle décide sans s’apercevoir que son test de grossesse vire au positif), de descendre dans cet égout utérin pour en finir avec sa monstrueuse création qu’elle peut se libérer de la « malédiction » de ne pouvoir avoir d’enfant. Et le sort la récompensera doublement puisque au-delà de sa grossesse annoncée par Peter, il est assez admis dans la fin que l’orphelin Chuy sera adopté par le couple.
C’est ici que le modèle de la saga Alien semble un mantra presque grossier, imposé (on le disait) lors des réécritures. Une brève liste permet de le constater :
- Les égouts remplacent un Nostromo qu’on ne présente plus comme métaphore évidente de l’utérus.
- L’instinct maternel de Susan avec Chuy renvoie à celui de Ripley (dont la fille est morte) avec Newt dans Aliens. Les deux enfants sont d’ailleurs mutiques et traumatisés tous les deux. Et le climax voit la femme, improvisée mère, défendre bec et ongles dans un duel son petit d’adoption en lâchant une punchline badass.
- Le mode de reproduction des Mimics est semblables à celui des Xénomorphes, horreur grouillante et suintante où le liquide amniotique se mêle aux sécrétions sur des œufs disposés comme autant de fœtus.
Bref, au jeu de l’originalité thématique et narrative, Mimic perd des points en apparaissant comme un rip-off évident de la mythique saga initiée par Ridley Scott. Et clairement, c’est son exécution par Del Toro, dans un véritable fourmillement visuel appliqué, qui lui permet d’en apparaître comme l’un des rares rejetons recommandables (là encore, une histoire de filiation pirandellienne). Bien entendu, ce n’est pas la reprise de la dialectique maternelle travaillée par Alien qui est ici fascinante mais comment elle opère en miroir avec le calvaire vécu par Del Toro et son issue tardive mais positive.
Plein de bonnes intentions, Del Toro (Susan) veut faire ce qui lui semble juste, en l’occurrence un bon film. Il pose de bonnes bases (Le Judas) mais après trois ans de gestation (soit le cycle moyen d’un film), cette œuvre mute en autre chose et devient un monstre (Le Mimic). Il devient, pour Del Toro, cette aberration monstrueuse, ce film de foire destiné à effrayer les ados quand son ambition était tout autre, soit produire un film d’horreur d’ambiance différent et personnel. Ce n’est qu’en replongeant dans les égouts où le film est (l’oubli, la sous-estimation) qu’il pourra affronter cette œuvre imparfaite, la corriger et remonter à la surface avec le film qu’il avait en tête, son Director’s Cut, différent mais point monstrueux (Chuy).
Cette double-lecture, peut-être capillotractée, n’en est pas moins véritable objet vertigineux d’un film ô combien important dans la carrière de son auteur. Au-delà du gap qualitatif édifiant entre la version cinéma et le Director’s Cut, c’est bel et bien les germes de tout le cinéma de Del Toro qui sont ici déjà présentes. Les plus frappantes s’exprimant dans la charte graphique d’un film généreux qui montre déjà la fascination de l’artiste pour la cohabitation, au sein d’un même plan, du bleu et de l’ambre ainsi que l’utilisation copieuse des fameux glowsticks. Les deux pôles, froid et chaud, du spectre s’alternent, se chevauchent et dominent successivement une palette chromatique riche, chose que l’on retrouvera dans Blade II ou The Strain, œuvres jumelles de Mimic. Et plus généralement dans la carrière d’un Del Toro fasciné par la couleur.
Mimic est aussi la confirmation, après Cronos, d’un soin absolu de Del Toro dans ses cadres, sa direction artistique et ses effets visuels. Nombreux sont les films du même acabit que Mimic, très peu peuvent se vanter de créer de pareilles images. La station de métro abandonnée, les couloirs suintants, l’église,… Tous ces décors (signés par l’excellente Carol Spier qui officiera aussi sur Blade II et Pacific Rim) sont maximisés pour franchir l’autre seuil, soit la recréation d’environnements crédibles par le prisme de l’imaginaire de son auteur. Privilégiant un maximum d’effets visuels mécaniques et pratiques, Del Toro (qui vient des SFX à la base) protège ainsi une bonne partie de son film des affres du temps alors que les rares CGI présents sont déjà datés. Mais pour un film vieux de 20 ans, l’admirable allure affichée et la beauté envoûtante amenée par le numérique prouve qu’un grand cinéaste était né.
Mimic est également un ballet séminal et fascinant des nombreuses figures qui traverseront le cinéma de Del Toro. Pêle-mêle, on trouve bien sûr la fascination pour les insectes déjà présente dans Cronos (et qu’on retrouvera dans Le Labyrinthe de Pan, Crimson Peak,…), l’anatomie avec les scènes de dissection (Blade II, Hellboy, The Strain, Pacific Rim,…), la présence du CDC et ses combinaisons irréelles, l’idée d’un monde souterrain mystérieux et fantastique (Pan, Hellboy II,…), la perméabilité d’un enfant « autre » au merveilleux (Chuy nommant un Mimic Mr Funny Shoes, comme s’il était L’Homme Tordu), la notion de groupe hétéroclite face à l’adversité, la relation paternelle,… . En somme, tout un socle thématique que, de film en film (et également sur d’autres médiums), Del Toro va travailler sur différentes strates, différentes échelles mais toujours avec une incroyable cohérence et la générosité qui le caractérise.
Premier film américain du réalisateur, Mimic est aussi une œuvre fondatrice pour l’incarnation complète du statut de son auteur à l’époque. Au-delà de la mise en abîme des affres de sa création déjà explicitée, Del Toro, mexicain venant tourner aux États-Unis, porte forcément son regard d’étranger sur la société américaine et l’inscrit dans la dialectique de son film :
L’Eglise servant de passerelle entre le monde souterrain des Mimics et la surface abrite les affaires clandestines d’un monde criminel interlope, celui des Triades. Lors de l’évacuation du lieu, non sans ironie, Del Toro fait dire à un policier d’origine asiatique recueillant le témoignage d’une immigrée effrayée : « Les Chinois, mec. Ils viennent avec des trucs assez sauvages. ». Comme si déjà, il y avait altérité totale entre ces êtres malgré des origines communes. De même, les personnages de Manny et Chuy sont des immigrés italiens dont le travail est de cirer les chaussures des passagers du métro. D’où l’ironie, plus tard, de voir Manny frotter les parois du métro avec les glandes des Mimic quand son travail est de lustrer les chaussures !
De même, le monde souterrain que nous sommes amenés à visiter dans la deuxième partie du film apparaît comme le refuge des marginaux, clandestins et immigrés de New-York. Ceux qui sont donc exclus (ou qui s’excluent) de la société normée et réinventent une civilisation (on y trouve des peintures rupestres montrées comme vestiges) dans les soubassements du peuple d’en haut. La société produit donc ces « monstres » que nous mettons à l’écart au moindre signe d’altérité quand bien même leur humanité ne fait pas de doute. Ainsi, hors de notre vue, nous pouvons les ignorer même si, à l’image de Susan, ils hurlent à l’aide en dessous de nos pieds.
Assimilée aux cafards, cette « sale vermine grouillante » est piétinée par la société, on cherche à désinfecter la ville de ces cancrelats (clochards, immigrés illégaux,…) sans autre but que la revendication de son territoire et de sa supériorité sur un « ennemi » plus nombreux mais aussi plus faible donc maîtrisable par la force. On l’accuse de tous les mots (saleté, maladie, crime, chômage,…), on le traque dans les coins, on embauche des désinfecteurs pour gazer ces nuisibles qui prolifèrent et volent espace et nourriture dûment gagnés. Ou l’on donne un bon coup de talon pour s’en débarrasser car leur vue nous répugne. L’insecte comme métaphore de tous les cadavres sous les chaussures cirées de la civilisation.
Les antagonistes du film, les Mimics, sont donc le prolongement fantastique de cette peur de l’immigré (et de tout ce qui vit à la marge par extension). D’abord alliés utiles qui permettent le génocide des cafards New-Yorkais responsables d’une maladie infantile mortelle (leur « travail »), ils évoluent ensuite et prennent conscience de leur statut. Au même titre que leurs congénères exterminés, ils deviendront des parasites pour l’homme, leur survie et leur expansion ne peut donc passer que par la mort de leur prédateur naturel. Une scène montre d’ailleurs comment les Judas se sont adaptés pour montrer face humaine à la surface et ainsi mieux prendre la place suivante dans l’évolution. Ils veulent, légitimement, notre place ce qui recoupe nombre de propos nauséabonds quant au « vol » du travail par les immigrés, ici placé d’un point de vue d’équilibre et de justice naturelle. Maintenant, ils sont de l’autre côté du bâton et ne se laisseront, à raison, pas faire.
Cette peur d’une masse autre prenant la place, dite légitime, de l’humanité rejoint évidemment le traitement de la figure vampirique opéré par Del Toro dans Blade II ou The Strain. Un traitement plus proche du zombie que de Dracula fonctionnant sur l’idée d’une masse multiple et animale habitée par l’esprit de ruche, compensant l’intellect par le nombre. Le monstre a ici (presque) visage humain et c’est son altérité qui le destine à en prendre la succession. L’homme n’a donc d’autre choix que de se battre pour sa survie ou retourner la stratégie de l’adversaire, comme ici dans Mimic en s’aspergeant des hormones contenues dans les glandes des Mimics pour passer inaperçus (là aussi un gimmick des films de zombies). Si la logique des histoires de Del Toro veut toujours que le héros (humain souvent, monstre parfois) enraye le grand remplacement prévu, elle n’est pourtant pas révélatrice de la pensée du réalisateur.
Dans Mimic, l’humanité est montrée comme faillible, lézardée d’inégalités sociales (les enfants de la cité cherchent des insectes contre de l’argent) et d’hypocrisie. La religion elle-même devient la devanture du crime organisé. Comme le dit si bien Manny à propos de l’église en face de chez lui : « Ce n’est n’est pas un lieu saint ». D’ailleurs le panneau en néons lumineux (Jesus Saves) qui la borde ne voit pas s’allumer la moitié des lettres. Mimic est, à ce titre, une œuvre remplie de symbolique religieuse mais aucunement support d’un discours théologique sinon l’avènement de l’Apocalypse insectoïde après le remplacement de Dieu par l’homme.
Dieu a créé les hommes à son image, leur donnant également le pouvoir de créer, eux aussi, la vie. Dès lors que l’homme bouleverse l’équilibre reproductif et utilise ce pouvoir pour changer les lois de la nature (la création des Judas par Susan), il se met au niveau de Dieu et donc le remplace. Et en créant les Judas, l’homme met aussi en action, tel Dieu, la condition de son annihilation. A l’image du mythe de Frankenstein, la création se retournera fatalement contre son créateur, le fera disparaître et le remplacera. Les Mimics sont ainsi les anges noirs de cette apocalypse, exterminateurs de l’espèce humaine vivant au sein d’une cathédrale souterraine infernale et suintante qui réplique aussi leur nature première d’insectes. Comme l’explique d’ailleurs Susan face à un terrarium avant de plonger dans celui, grandeur nature, de New-York. Ces êtres supérieurs pénétrent notre monde par le biais d’une Eglise délabrée et ont pris soin d’en assassiner la parodie de prêtre en l’emmenant avec eux dans les profondeurs. De même, lorsque Susan s’aperçoit de son erreur, il est trop tard pour obtenir l’absolution qu’elle souhaite. Pour Del Toro, l’homme a ce qu’il mérite et il est certain que sans la mainmise du studio, la fin aurait probablement, si ce n’est pris fait et cause pour l’insecte, au moins laisser planer le trouble.
En cela, si la métaphore religieuse parcourt tout le film (notamment au cours de plans magnifiques dans le quartier de Manny et Chuy), ne nous trompons pas sur la pensée très darwiniste de Del Toro. Le réalisateur présente ici ni plus ni moins qu’une licence poétique sur la question de l’évolution. Les différentes taglines associées aux affiches ainsi que la phrase, ouvrant l’un des fameux carnets de Guillermo consacrés à Mimic, sont claires : Un bond dans l’évolution, l’évolution est de leur côté.
En cela, quand nous disions de Susan qu’elle avait enfanté le monstre, on pourrait bien entendu l’appliquer à l’humanité entière contenue dans la ville de New-York. Une mégalopole où peut régner une certaine animosité, notamment dans certains quartiers défavorisés à l’époque du film. Telle une rivière de slime (S.O.S Fantômes 2), le Judas s’est chargé de la haine du dessus pour la vermine du dessous et il est devenu le Mimic. Or, qu’est-ce que le Mimic sinon, étymologiquement, la réplique et l’imitation. Le Mimic, dupliquant son prédateur, copie littéralement nombre de nos attributs humains et nous renvoie, au final, le miroir monstrueux de notre humanité délitée. Nos pires travers s’incarnent en un être supérieur, bébé névrotique (à la manière de Chromosome 3) grandissant dans l’utérus de la Grosse Pomme. Sauvage, violent, solidaire, nombreux et prêt à prendre notre place.
Aussi fascinant et cohérent soit-il à l’orée de la carrière à venir de son auteur, Mimic demeure malgré tout imparfait. Rated R à sa sortie, le film offre certes quelques moments peu ragoûtants mais contourne le gore attendu par des astuces parfois drôles (le pot de peinture qui explose à la place du crâne du prêtre), souvent logiques (la pénombre) mais se résumant la plupart du temps à des valeurs de cadres brouillonnes, agitées et finalement génériques. En somme, pour un film d’horreur par Del Toro, les morts y sont peu inventives ou impressionnantes. De même, la filiation avec Alien citée précédemment handicape plus sérieusement le métrage quand l’une des scènes copie exactement celle du chat dans le film de Ridley Scott et une autre la scène des oeufs dans Aliens – Le Retour.
On passera aussi sur le personnage de Leonard (Charles S Dutton) flic black sympathique mais caricatural. Outrancièrement bavard, grossier et colérique, ce dernier remplit une fonction sacrificielle clichée de bon side-kick mourant pour sauver le groupe (les 90’s…) après s’être improvisé spécialiste des métros. Les personnages de Josh Brolin et Giancardo Giannici sont aussi sacrifiés malgré l’excellente direction d’acteurs.
Si Del Toro n’a pas encore révélé la fin prévue initialement et regrette toujours celle donnée, on ne peut qu’effectivement déplorer aussi la résolution spectaculaire proposée (une immense explosion de gaz) qui tranche avec le métrage d’atmosphère construit en amont.
Les échecs sont plus riches d’enseignement que les succès. C’est heureusement le credo pris par Guillermo Del Toro sur son expérience avec Mimic. Conscient de s’être perdu à Hollywood, le réalisateur partira en Europe tourner un film plus personnel : L’Echine du Diable. Ce dernier lui offrira une consécration critique et lui permettra de revenir plus fort aux Etats-Unis pour assurer Blade II. Désormais au fait des règles des studios, Del Toro s’avérera plus en maîtrise, capable de naviguer entre son exigence et celle des majors jusqu’à finalement prendre le pas et véroler la machine de l’intérieur. Del Toro prend ainsi une revanche sur Mimic à travers toutes ses oeuvres postérieures par l’affirmation grandissante et incontestable aujourd’hui qu’il est le capitaine de son propre navire. Abjurant toute distinction entre cinéma d’auteur et mainstream pour faire de chaque film une oeuvre personnelle. Offrant Le Labyrinthe de Pan et Pacific Rim avec égale honnêteté, générosité et fierté. Faisant vibrer comme un mantra l’idée de choisir sa voie en restant fidèle à soi-même et aux monstres, comme il le clamait récemment pour The Shape of Water, lion d’or à Venise.
Voilà ce qu’est Mimic pour Del Toro, une chute à cheval permettant de se remettre en selle plus fort que jamais. Avec l’idée de ne jamais retomber. Et à la vue de la carrière du bonhomme, remercions chaque jour Mimic d’exister.
SOURCES :
« Cabinet de curiosités : Mes carnets, collections et autres obsessions », Guillermo Del Toro et Marc Scott Zicree.
Comingsoon.net, « 9 crazy things I learned about Mimic from Guillermo del Toro’s Blu-ray commentary »
« Sexe, mensonges et Hollywood », Peter Biskind.
Auteur : Adrien Beltoise