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À propos de They Live de J. Carpenter et de la critique de Slavoj Zizek : Voir, montrer et filmer l’idéologie ?

On a dit, on a trop dit que Carpenter était un cinéaste de gauche dont They Live était le brûlot anticapitaliste aussi évident que jouissif. L’histoire est simple et l’interprétation a le mérite de la cohérence : John Nada est un ouvrier loin de chez lui et de l’American dream dont il ne peut voir que la marge comme l’indique son errance initiale dans le prologue, au bord des highways et interstates qu’il parcourt à pied et qui le guident forcément vers Los Angeles. Par un artifice narratif (les lunettes magiques), il prend conscience de la supercherie, du grand complot : la société est un espace de contrôle et d’exploitation dirigé souterrainement par des extraterrestres qui ont pactisé avec les élites. Structurellement corrompu de l’intérieur, le système ne laisse aux héros que la possibilité de le détruire à travers de grandes explosions spectaculaires dans le pur style des actioners des eighties. Évidemment, cette lecture a le bon sens pour elle alors même qu’il s’agit d’interpréter un pauvre film de série B.

Synopsis : John Nada parcourt les routes à la recherche d’un travail comme ouvrier sur les chantiers. Embauché à Los Angeles, il fait la connaissance de Frank Armitage qui lui propose de venir loger dans son bidonville. John va y découvrir une paire de lunettes hors du commun, comme magique : elles permettent de voir le monde tel qu’il est réellement, à savoir gouverné par des extra-terrestres ayant pris une apparence humaine. Ces derniers parviennent à maintenir la population dans un état apathique au moyen d’une propagande subliminale omniprésente.

N’est-ce qu’un film d’action bourrin à visionner avec de la bière et des potes ? Est-ce au contraire un film si intelligent qu’il faut en dépasser la surface pour en voir les profondeurs terrifiante de lucidité sur notre époque, comme l’image que les lunettes superposent à notre regard ? C’est pour répondre à cette question que Slavoj Zizek, le philosophe slovène, interprète le rôle des lunettes magiques comme révélateur de l’idéologie sous-jacente au rêve américain1. Nourri à Marx, Hegel et Lacan, Zizek cherche à montrer que derrière la culture (populaire) et ses icônes, gît toujours le secret réservoir de pulsions fantasmatiques dont le medium cinématographique offre l’expression la plus jouissive, comme l’atteste l’expérience enchantée des spectateurs, que le philosophe cherche alors à interpréter à l’infini. Ainsi la maison de Norman Bates est-elle la figuration de la deuxième topique freudienne et Titanic non pas une simple métaphore de la lutte des classes mais une histoire d’amour bien libérale que le réel économique sous l’image de l’iceberg vient non détruire mais concrétiser, un conte merveilleux pour esprits bourgeois anémiés. Mais dans le cas de They Live, la quête destructrice et (peut-être) libératrice des héros n’est-elle pas trop transparente ? La société est le produit d’un complot que les héros veulent détruire après la révélation. La prise de conscience produit ici l’action comme s’il y avait une continuité simple, transparente et claire entre la vision et l’action, le regard et le mouvement. Derrière un film d’action tonitruant, on aurait, et c’est entendu, un sous-texte plus intelligent et pourquoi pas méta-esthétique car si la vision rend le pouvoir d’agir, canalise l’énergie pour en extirper une possibilité de se mouvoir et donc d’agir, They Live emprunterait en fin de compte bien plus au cinéma américain classique qu’on ne veut bien le dire dans la mesure où celui-ci est constitué par ce que Serge Daney appelait « le pacte photologique », l’idée que le rapport au monde passe nécessairement par sa vision claire et nette. Vision qui à son tour rend possible l’action et dont elle est le préalable nécessaire. Images, coups de poings, ass-kicking, chewing-gum et idéologies, de quoi They Live est-il le nom ?

John Nada « voit-il » l’idéologie ?

Les remarques de Zizek s’attachent au rapport entre le film et l’idéologie. On s’étonnera tout d’abord de l’emploi d’un concept aussi lourd sans un supplément d’explication ; l’idéologie de quoi au juste ? Bien sûr du capitalisme reposant sur la nécessaire soumission des prolétaires à une élite politico-économique qui ne dit pas nom nom, soit la lutte des classes. Autrement dit, les coordonnées de l’analyse de Zizek sont claires : le film a quelque chose à nous dire sur notre rapport au contenu idéologique de notre société réelle. John Nada parvient en effet à subtiliser un étrange carton au groupe contestataire qui vient de se faire réprimer dans le plus pur style fasciste. Il y trouve les lunettes et les enfile pour constater que « sous » ou « derrière » les messages publicitaires, la culture du loisir et la joyeuse communication-marketing du Los Angeles de la fin des années 80, il y a en réalité des messages, des idées-forces qui sont enfoncées dans le crâne des citoyens à travers l’acte de consommation – messages qui célèbrent le consumérisme. Toute la coulisse de cet étrange sabbat étant toujours déjà hachée, dissimulée aussitôt que produite, les lunettes sont la condition de la prise de conscience idéologique. Quel est le contenu précis d’une telle prise de conscience ? Les lunettes permettent de voir l’idéologie, d’où l’embarras de toutes les procédures métaphoriques qui conçoivent le message idéologique comme dessous ou derrière le message manifeste de la publicité, centré sur tel ou tel produit : affublée des lunettes magiques, la marchandise à vanter disparaît pour céder la place à un message lapidaire en toutes lettres (« Consommez ! »). Autrement dit, l’être réel – toujours caché – l’essence pure de ces publicités que révèle les lunettes n’est rien d’autre qu’un sens idéologique coercitif dont le but est de susciter la subordination de la population.

En sorte que leur véritable pouvoir ne vient pas de leur capacité de dévoilement, mais plutôt : leur capacité de dévoilement vient du choc nécessaire qu’elles suscitent. Comme le joue très bien Roddy Piper, la vision que permettent ces lunettes est un choc difficile à appréhender. Le regard mais aussi le corps tout entier sont saisis par l’image d’une réalité qui s’offre enfin dans sa nudité la plus glaçante. Plus d’argument marketing pour nous convaincre que cette lessive est à consommer le plus vite possible, simplement le bout de la chaîne idéologique qui nous est jeté à la figure : obéissez, continuez à dormir. Mais comme le remarque Zizek, nous ne sommes pas encore arrivés au trait d’esprit le plus intelligent, pertinent et triste du film. Car la vision du réel ne suffit absolument pas. La secousse que produit la vérité doit être augmentée, dans le film, comme complétée par une véritable secousse, physique et violente qui relaie la difficulté à s’extirper de tout un conditionnement psychique. La scène de combat de catch aux accents comiques dans son interminable longueur entre John Nada et Frank Armitage sert précisément à représenter la difficulté et la nécessité du choc, requis pour pouvoir absorber et affronter la vérité. Comme dans la mystique, la préparation à la révélation requiert une discipline longue, patiente et douloureuse, aussi bien physique que psychologique. Dans cette scène, plus que dans celle de la prise de conscience de Nada, Zizek situe le propos du film et par conséquent son pessimisme.

En effet, à comprendre l’idéologie sur un mode marxiste classique, on devrait loger son pouvoir dans les lunettes ; toute idéologie est comprise classiquement comme un écran superposé indûment entre les yeux et le réel social, une déformation de la réalité dont il faudrait se défaire pour s’émanciper. L’idéologie pour rappeler les mots de Marx est comme une camera obscura, la chambre servant à fixer la lumière dans l’appareil du photographe, chambre qui reçoit les signaux lumineux et qui est donc inversée de même que le discours idéologique renverse le sens de la réalité pour mieux en justifier l’oppression des classes subalternes. À l’inverse, l’émancipation suppose de réussir à voir la réalité sans le reflet déformant de l’idéologie qui nous fait toujours comprendre les rapports sociaux à l’aune de la marchandisation générale de toutes les relations sociales . Or, comme le dit Zizek, ce n’est pas ce que nous avons dans le film. À l’inverse c’est le réel lui-même, dans ses aspects les plus visibles comme contenu idéologique qui se manifeste crûment. Le miroir déformant des lunettes nous rend à la réalité qui n’est dès lors plus rien d’autre qu’idéologie. Le génie de Carpenter est d’avoir conçu une société comme intégralement idéologique et les subjectivités pour la peupler. Dès lors, aucun étonnement à remarquer les visages zombifiés des extraterrestres qui ressemblent davantage à des cadavres (rappelant le vampire du Capital qu’évoque Marx et qui suce les forces vives des travailleurs pour pouvoir lui-même se tenir debout) qu’à des visiteurs venus d’ailleurs. Rien d’étonnant non plus à ce que la réalité à travers les lunettes soit en noir et blanc, comme si la couleur dans ses chatoiements ne pouvait être qu’un accessoire idéologique (ce qui renvoie bien sûr à un certain état du cinéma). Dès lors, l’action cinématographique ne pouvait assumer qu’une seule direction comme dans la scène qui suit immédiatement la prise de conscience de John Nada, celle de la destruction tout azimuts et nihiliste, scène reproduite à la fin et servant de conclusion à l’intrigue. Comme un secret hommage à Zabriskie Point d’Antonioni, un autre film qui critique la société de consommation avec ses moyens cinématographiques propres, John Nada se sacrifie après avoir détruit l’idéologie (s’entend : la grosse parabole qui diffuse dans toute la ville le « signal » servant à brouiller la vision et la conscience des individus) et la dernière image du corps de Roddy Piper dans le cadre est celle de son doigt d’honneur à la caméra, aux aliens (au spectateur ?).

Carpenter se donne donc les moyens visuels et narratifs d’imaginer un monde structurellement idéologique, gangrené jusqu’à la moelle par le mensonge capitaliste au point de réduire le réel (c’est-à-dire ce qui n’est pas déformé par l’idéologie) au reliquat à conquérir – ou détruire. Le réel n’est pas ou plus la société et ses rapports sociaux, le réel n’est en définitive jamais là car toujours déjà façonné par les aliens-capitalistes. C’est bel et bien ce que le mouvement contestataire du métrage cherche à expliquer (redoublant étrangement le pouvoir des lunettes) lors des spots et réunions qui parsèment le film en insistant sur l’idée de rêve – ceux qui n’ont pas vu errent dans un paysage onirique confortable, motif classique que la trilogie Matrix des Wachowski portera à son point d’incandescence. Les différents citoyens et au premier chef les prolétaires sont de doux rêveurs bercés par les sirènes du consumérisme qui cachent bien la réalité de la misère et de l’exploitation. L’idéologie est si forte quelle structure elle-même la subjectivité des uns et des autres faisant des bourgeois des bourreaux cyniques ravis de leurs méfaits, et des ouvriers (ici réduits au secteur du BTP) des victimes innocentes et consentantes à leur asservissement d’autant mieux maîtrisé qu’il est méconnu comme tel.

Dès lors, l’interprétation classique saute aux yeux dans la mesure où elle s’inscrit étrangement bien dans le cinéma paranoïaque des années 70, l’errance mélancolique en moins, cantonnée à la démarche chaloupée du héros lors du prologue. Le spectateur a bien compris au fond, et Zizek confirme cette idée en la raffinant, que les lunettes sont une métaphore du pouvoir démystifiant du cinéma. Frank Armitage est le spectateur lambda récalcitrant qui demande plus qu’à voir pour être convaincu, tandis que John Nada est l’avatar idéal du cinéaste en tant qu’il est celui qui croit au seul pouvoir des images, le seul dans le film à ne pas prendre des coups pour croire à ce qu’il voit, parce que le pouvoir des images suffit déjà à le terrasser.

De la vision à l’action, cinéma et politique.

Ainsi, une bonne vieille société capitaliste ne fonctionne-t-elle que sur l’aliénation, la manipulation des uns et des autres. Il y a sédition dangereuse quand la contestation est portée au jour. Synopsis finalement bien marxiste qu’on doit pourtant préciser, car dans la simplicité de la représentation, Carpenter a mis le doigt sur des problèmes théoriques très aigus, qui tiennent en fait à la puissance des images et de la teneur critique qu’elles sont censées porter. Car en effet, l’opération de renversement que Zizek renvoie au pessimisme de Carpenter qui consiste à faire de l’idéologie la donnée de base et non l’écran déformant dont il faut s’extraire violemment ne va pas sans quelques problèmes.

Le pouvoir des lunettes est bien plus étrange que magique et tient au choc entre une réalité bien connue et une réalité « réelle » qui ne lui ressemble pas (comme la prise de conscience qui suit le réveil d’un rêve particulièrement intense). Ce geste scénaristique est aussi bienvenu qu’incongru. Dès lors, comment comprendre autrement ce pouvoir magique des lunettes que comme une transcription grossièrement métaphorique, certes du cinéma démystificateur mais aussi de la théorie – théorie critique? Car en effet, ce pouvoir de révélation émancipatrice, c’est avant tout le pouvoir que les théoriciens veulent conférer à leurs discours. Si les cinéastes veulent se l’approprier, c’est qu’ils veulent réaliser des films à thèse, des films politiques. De Spinoza à Althusser en passant par Lénine, Lukacs et Bourdieu, l’idée est de susciter des réactions violentes et indignées pouvant mener à la révolte par la démystification d’un réel reconnu car méconnu dans sa puissance idéologique. La prise de conscience vient briser la chaîne de l’idéologie comme le savoir critique détruit les préjugés de ce qui est « bien connu » c’est à dire peu ou pas connu.

Sortir de la chambre obscure pour rentrer dans la caverne ?

L’idéologie dans ce film serait une sorte de super-propagande, si puissante et efficace qu’elle aurait besoin de se dissimuler comme telle (d’où les nombreuses apparitions du « signal » qui apparaît dans le cadre comme brouillant des images ordinaires – celles des postes de télévision). Non plus une industrie culturelle au service d’un État totalitaire qui dès lors, doit afficher son but de glorification du régime, mais une forme de complot qui n’aurait rien à faire que d’exister, sous la condition de ne pas s’afficher comme propagande. On a donc trop dit que les lunettes étaient magiques, c’est surtout l’idéologie qui l’est dans ce film. Son pouvoir ? Elle parvient à façonner l’esprit rien qu’en se dissimulant, le ressort de son efficacité est son opacité.

Mais c’est alors la force des lunettes qui devient obscure. C’est qu’on ne comprend pas bien la puissance du signal et des messages publicitaires ; en quoi voir ou ne pas voir le texte « ceci est votre véritable dieu » suffit à embrigader tout un peuple conscient ? Pour le dire mieux : s’il était cyniquement révélé à tous que le consumérisme est une école de la soumission et de l’exploitation, cela suffirait-il à déclencher une révolte ? Ce qui fonctionne pour des héros de série B serait-il si efficace pour un peuple ? La scène du combat de catch suffit à montrer le contraire, tout autant que les revirements du personnage féminin, mystérieuse et séductrice à la fois (comme l’idéologie derechef).

De même, le langage descriptif est dans l’embarras pour caractériser le pouvoir de l’idéologie et des lunettes dans cette œuvre au point d’aller chercher l’idée semble-t-il connexe de « messages subliminaux » c’est-à-dire de messages très discrets qui recèlent pourtant un pouvoir considérable de conviction. La conscience ne les apercevant pas d’emblée est obligée d’avoir recours à un travail de reconstruction rétrospectif pour les assimiler, et à travers cette activité le contenu du message est d’autant plus et mieux digéré.

Mais est-ce vraiment ce qui se passe ici ? Encore une fois, le contenu véritablement idéologique que les lunettes révèlent n’a rien de commun, aucune parenté avec son contenu manifeste en sorte que ce qui est plutôt consacré par ce dispositif scénique, ce sont les lunettes elles-mêmes et leur pouvoir. Certes, si elles n’existaient pas, le système s’en porterait d’autant mieux que sa véritable nature resterait imperceptible. Mais si, à l’extrême inverse, tout le monde les portait, on ne peut être sûrs qu’elles auraient davantage d’effet puisqu’on peut très bien défendre cyniquement un système qui l’est tout autant et dont il faut une bonne raclée pour s’en réveiller. Après tout, cela fait longtemps que l’on a compris que dans toute culture, comme le disait Nietzsche, il y a avant tout une forme de dressage – que celui-ci soit explicite ou non n’entame en rien son pouvoir.

De même, Nada qui cherche un travail et possède ses propres outils comme il le dit au contremaître, doit pourtant être syndiqué pour être engagé. Comme le montre tout le début, cette tentation de faire partie d’un collectif de travail à tendance politique n’est jamais absente du film mais toujours à côté de l’intrigue elle-même, comme si la narration cherchait surtout à en souligner l’absence. Davantage, la séquence qui le filme au travail sur le chantier met en relief son corps musculeux en action mais si celui-ci occupe la quasi intégralité du cadre, son rythme puissant n’est pas en cadence avec celui des autres ouvriers, soulignant l’isolement de John au milieu de ceux qui ne sont pas ses camarades mais des inconnus, des collègues tout au plus. On s’attendrait donc puisque nous sommes dans un film apparemment marxiste à ce que ces ouvriers s’unissent et dans la lutte s’émancipent en renversant le pouvoir établi indûment. Ce n’est pourtant pas ce que le dénouement offre en faisant de John Nada le héros sacrifié pour le rétablissement de la vérité.

Et c’est là sans doute qu’est la véritable puissance métaphorique du film. Partant de ce qu’on pourrait désigner la vision commode de la théorie des (cinéastes) théoriciens, le film en développe les difficultés, arrivant aux mêmes problèmes que toute action contestataire ou révolutionnaire affronte en conférant autant de pouvoir à la théorie. Les actions de John Nada poussent le spectateur à croire que plus les individus portent les lunettes et voient, plus le système s’effritera. Autrement dit, John Nada et les rebelles qu’il aide, partagent le même poncif de la culture bourgeoise et philosophique duquel semble-t-il, on ne peut s’extraire : la connaissance rend libre.

Tel le prisonnier platonicien de la caverne, il faut alors apporter la connaissance aux autres pour que celle-ci les libère. Mais rien ne semble plus absurde dans l’économie même du film. Les insurgés cherchent à cacher leur pouvoir en cachant les lunettes, et cherchent ensuite à les diffuser le plus possible. Mais, comme la scène précédemment commentée du combat de catch nous l’indique, quand bien même chaque individu aurait une paire dans son sac, rien ne l’oblige à effectivement les porter, à effectuer cette conversion de la conscience d’autant plus difficile qu’elle requiert douleurs et peines. Bref, à part quelques trajectoires étranges et atypiques à la John Nada ; pour porter les lunettes il faut déjà être convaincu de la structure idéologique du réel, en avoir eu vent. Pour supporter la vision des lunettes, il faut donc déjà avoir vu, confisquant l’horizon révolutionnaire à la circularité de la lutte. Ne reconnaît-on pas la vieille idée platonicienne de la sortie de la caverne et sa cohorte de problèmes ? Pour libérer une cité (Los Angeles), il faut un changement d’attitude théorique. Pour expérimenter un tel changement, il faut un maître libérateur (J. Nada) qui puisse le susciter. Mais lui d’où lui vient-il ? Pour que celui-ci arrive, il faut qu’il ait déjà vu la vérité (John Nada + les lunettes). L’intelligence de Matrix : Reloaded a été de remonter d’un cran ce problème comme pour le neutraliser en faisant du sauveur messianique qu’est Neo une sorte de programme de sauvegarde ultime de la Matrice. En l’absence d’une telle pirouette, They Live en est réduit aux ficelles d’un genre qu’il ne répudie de toute façon pas, à savoir l’action spectaculaire et destructrice comme l’indique la scène de la fusillade qui suit immédiatement celle de la révélation des lunettes.

Mais encore une fois c’est la puissance de Carpenter d’avoir traité ce thème jusqu’au bout dans la mesure où la fin du film n’offre pas une révolution prolétarienne effective, ni même en réalité un quelconque semblant d’action politique mais un déluge d’action pour le pur plaisir jouissif de la contemplation de la destruction. Pur plaisir associé par John Nada lui-même au symbole capitaliste du plaisir immédiat et addictif, la drogue.

Plutôt que de voir la théorie, les lunettes en tant que dispositif scénaristique autour duquel s’articule l’action du film, offrent plutôt au spectateur de voir le fantasme parfait du théoricien, celui d’une théorie immédiatement efficace et productive dont la simple compréhension permettrait un regard plus pur et plus vrai sur le monde, comme si on avait pu condenser tout le pouvoir du Capital et de deux siècles de marxisme, de théorie et de sociologie critique dans le polissage fantasmatique d’une lentille. Ce n’est donc pas un hasard si John Nada est la seule figure héroïque du film, parce qu’au fond il est le seul à ne pas avoir besoin des lunettes pour voir.

Un western nihiliste ?

Si on peut rapprocher facilement They live du cinéma paranoïaque des années 70, on sait aussi qu’une bonne part de la filmographie de Carpenter tend à intégrer les codes du western classique pour mieux les subvertir. Ainsi, dès Assaut, le jeune réalisateur fond sa grammaire cinématographique dans les codes du western des plus grands : Ford mais surtout Hawks, son réalisateur préféré et dont Assaut constitue un remake de Rio Bravo. The Thing est lui aussi bâti comme une forteresse assiégée, quoique la menace ne soit jamais visible telle quelle mais toujours cachée sous l’aspect de l’ami. The Fog, conte macabre qui fait d’un phare côtier la métaphore de la mise en lumière d’un passé sanglant, articule lui aussi l’idée du siège physique et mental d’une communauté qui se croyait à l’abri de sa vertu. La menace est toujours présente quoique jamais visible, d’où sa puissance accrue. Difficile de ne pas rattacher They live à cette esthétique à cela près que la révélation de la menace, sa restitution éventuelle à la visibilité constitue le moteur scénaristique et l’enjeu crucial du film. Si le western en tant que genre parangon de la culture américaine incarne toujours le fantasme de la communauté désirée, le périple de John Nada s’achève dans la dissolution la plus totale.

La musique nous l’indique dès le départ. Ce qui frappe au-delà des sonorités typiquement western, c’est son absence de mélodie voire de rythme. Les compositions de Carpenter (ici aidé de Alan Howarth) sont généralement devenus des classiques parce qu’elles savaient accompagner l’action et guider le regard du spectateur. Ici, le travail sur la répétition est bien présent mais les sonorités des cordes et le rythme donnent l’impression d’une mélodie qui ne sait pas trop où aller, ne sachant pas davantage d’où elle vient. La musique du film accompagne donc les errances de John Nada, seul, isolé dans un Los Angeles qu’il découvre et qu’il ne peut de toute façon pas comprendre sans avoir mis les lunettes. À la recherche d’un travail et d’un logement, c’est d’ailleurs à pieds qu’il se déplace en contradiction totale avec la vie urbaine de Los Angeles.

Mais c’est surtout dans le positionnement des héros et singulièrement de John Nada que les codes du western sont à la fois les plus visibles et les plus plus visiblement tordus. Son nom le montre bien, John est structuré par le fait d’être dépourvu de quoi que ce soit. D’abord au niveau économique et social, où dès le début, son extrême pauvreté le réduit à accepter les jobs les plus durs. Casser des murs sur un chantier sera alors l’occasion de montrer à l’écran son imposante musculature. Mais plus profondément, John Nada est aussi caractérisé par le vide de ses motivations. Face à la découverte de la supercherie sociétale, John Nada, immédiatement, veut certes et c’est la moindre des choses, s’en sortir mais surtout faire un maximum de dégâts, comme une vengeance cathartique à peu de frais car laissant subsister pour le monde le complot. Pour le monde et pour la société américaine, ici le peuple de Los Angeles, personnage à part entière qui n’apparaît pourtant que derrière les écrans de télévision – la métaphore est évidente.

Dès lors, l’idée du collectif – si importante pour un western – est de fait problématisée par la focalisation du récit sur un individu isolé voire à l’écart, quitte à devenir nettement menaçante quand la seule figure de la pluralité ressemble davantage à la foule voire à la masse qu’à un collectif conscient. Et c’est bien ce qu’affronte John tout au long du film, une masse soit hypnotisée et endormie soit constituée d’atomes individualistes et collaborateurs du complot oligarchique. Le héros est donc un individu seul qui cherche avant tout à s’en sortir en se frayant un chemin à travers les apparences trompeuses (caverne, cercles de l’enfer – la représentation du capitalisme puise toujours aux mêmes motifs). Mais ce chemin ne peut qu’être ouvert à coups d’explosions retentissantes que seul le héros est capable d’organiser, bouclant sa violence destructrice sur la violence nécessaire du choc de la révélation. Mais de même que John Nada semble être le seul à éprouver ce choc comme un plaisir quasi narcotique, il est le seul véritablement à agir. Juste après la descente de policiers surarmés et accompagnés d’un hélicoptère militaire (rien que ça), la vie semble reprendre au camp, comme si l’indifférence était le seul comportement possible.

Si l’on retrouve bien les linéaments du genre du western à travers They live, il ne s’agit pourtant pas d’un western totalement nihiliste. Un héros qui ne représente rien que lui-même et qui chercherait avant tout à satisfaire ses propres intérêts plutôt que d’incarner et sauver la communauté. Ici, plus de communauté puisque le peuple est endormi ou réprimé ; John Nada, n’étant rien, n’a pas davantage d’intérêts propres. Mais à l’inverse de The Thing où la destruction finale venait répéter la destruction de la base norvégienne dans une boucle qu’on devinait sans fin faute d’identifier l’alien.

Quoiqu’en partageant tous les marqueurs d’un film postmoderne, They live parvient néanmoins à faire échouer son schéma principal qui veut que l’action soit paralysée. Certes, on assiste à une action qu’on a déjà nommée nihiliste en ce qu’elle n’édifie rien mais met à bas, détruit la société entière puisque celle-ci est parasitée jusqu’à la moelle par l’idéologie. Il y a bien une action mais ne restaure pas une unité initialement perdue (comme dans la grande période classique de l’image action analysée par Deleuze dans l’Image-Temps) mais ouvre un espace où d’autres actions sont possibles. Et c’est bien ce que fait They Live ici ; les dernières images du film dans leur monstration d’anonymes qui prennent enfin conscience du complot et donc de l’idéologie sont une ode classique à la liberté et à la résistance face à l’oligarchie, ici comme ailleurs la destruction peut être créatrice.

Pour finir, on comprend que le contenu est finalement moins pessimiste que ce qu’en dit Zizek, certes l’intégralité du réel est le produit d’un complot mais l’action est possible. Carpenter ne ferme donc pas une ère désabusée et enfermée dans la monstration paranoïaque et sans fin de ses problèmes (la veine incroyablement morose du Nouvel Hollywood). Il semble plutôt ouvrir la voie au cinéma des années postmoderne des années 90 où, en dépit du poids de toutes les structures et les idéologies, il faut agir comme le montre le dernier opus de la saga Matrix. Film définitif sur la vision et la conscience, ses potentialités comme ses problèmes, They Live est à voir et à revoir.

1.Commentaire qui revient souvent sous sa plume notamment dans Le Sujet qui fâche ou Ils ne savent pas ce qu’ils font, mais développé le plus simplement dans le documentaire The Pervert’s guide to ideology disponible ici :

Bande annonce : They Live

Fiche Technique : They Live

Titre original : They Live Aussi connu sous le nom de : They Live We Sleep
Réalisateur : John Carpenter
Scénariste : John Carpenter
Producteur : Larry Franco
Distributeur : Splendor Films
Genres : Action Science-fiction, Thriller
Groupe : Les Fascinateurs Année : 1988
Pays d’origine : États-Unis
Durée : 1 h 33 min
Date de sortie (États-Unis) : 4 novembre 1988
Date de sortie (France) : 19 avril 1989
Budget : 4 000 000 $