Il est facile de trouver une communauté de centres d’intérêt entre les oeuvres de Simenon et de Claude Chabrol. De fait, le cinéaste a adapté plusieurs fois le célèbre romancier belge. Les Fantômes du Chapelier, quelques années avant Betty, est déjà un bel exemple de ces intérêts communs entre les deux artistes, ainsi qu’un exemple d’adaptation fidèle.
“Il jouissait d’une considération spéciale. On avait une façon particulière de lui dire bonjour, de lui serrer la main. C’était devenu une habitude.”
Monsieur Léon Labbé est une personnalité dans le monde de la bourgeoisie de La Rochelle. Jeune, il a abandonné ses études pour reprendre la chapellerie familiale où, depuis des années, on le voit tous les jours. Sa femme est souffrante depuis quinze ans ; handicapée, elle ne sort plus de sa chambre.
Quant à Monsieur Labbé, sa vie est réglée comme du papier à musique : il ouvre sa boutique, attend son apprenti Valentin, fait sa promenade matinale, revient travailler et, régulièrement, monte s’occuper de son épouse Mathilde. Le soir, il fait une autre sortie, rejoint ses amis au bar des Colonnes, où se réunit la bonne bourgeoisie locale : l’assureur, le médecin, le sénateur, le directeur du journal… Là, il joue aux cartes puis, sur le chemin du retour, fait un petit détour pour tuer une femme avant de revenir chez lui.
Car Léon Labbé est un assassin. Ce n’est certes pas un “divulgâchage” : on l’apprend dès le premier chapitre du roman. Il n’est pas n’importe quel assassin : depuis quelques semaines, cinq femmes sont assassinées le soir dans les rues de La Rochelle. Le tueur, surnommé “L’étrangleur”, envoie des lettres anonymes, écrites avec des morceaux d’articles de journaux, au quotidien local.
L’intérêt principal du roman ne sera donc pas de connaître l’identité de ce mystérieux étrangleur, ni même de savoir s’il sera arrêté ou pas (la réponse à cette question-ci est assez prévisible).
Avec Les Fantômes du Chapelier, Simenon nous offre une plongée sombre et angoissante dans la psychée d’un tueur en série.
Un tueur en série qui s’ignore, d’ailleurs. C’est là un des enjeux du roman. Labbé est convaincu de suivre scrupuleusement un plan prédéfini. Il n’est pas comme ces tueurs qui laissent libre cours à leurs instincts sauvages. Non ! Il est convaincu qu’une fois son plan achevé (plan qui contient sept victimes), il reprendra sa petite vie tranquille.
Il faut dire que Labbé a une très haute opinion de lui-même. Personnalité respectée en ville, il est méprisant, hautain envers quasiment tout le monde.
L’autre enjeu important est de connaître la raison de ces assassinats. Petit à petit, au fil des chapitres, des éléments du passé vont ressurgir, des souvenirs vont remonter à la surface, et un puzzle mental complexe va se mettre en place, pièce par pièce.
Avec Les Fantômes du Chapelier, Simenon signe un roman très sombre. Puisque tout est vu par les yeux d’un détraqué malade et violent, l’oeuvre prend des allures de plongée dans un esprit psychotique. La Rochelle, noyée sous la pluie, est décrite de façon sordide. Les rapports sociaux sont eux-mêmes maladifs, marqués par l’esprit de domination de Labbé.
Comme dans le roman, le film est manifestement divisé en deux moitiés. Dans la première partie, tout sourit au chapelier, dont le plan criminel se déroule à la perfection. Mais un événement, situé au milieu de l’oeuvre, va tout changer : Labbé ne pourra pas tuer sa septième et dernière victime (pour des raisons différentes dans le roman et le film). Cela va tellement déstabiliser le chapelier qu’il ne va plus rien contrôler.
La première chose qui frappe dans le film de Chabrol, c’est son extrême proximité avec le roman. L’atmosphère sordide est parfaitement rendue, les événements se déroulent dans le même ordre que dans l’oeuvre de Simenon.
Le jeu de Michel Serrault est remarquable. Il campe un Labbé guindé, droit, sûr de lui, avec un sourire permanent qui montre bien le sentiment de supériorité du chapelier.
La première différence tient à la différence de nature entre un film et un roman. Dans l’oeuvre de Simenon, nous avons le flux de pensées du chapelier criminel, et très peu de dialogues. Le film de Chabrol rétablit les dialogues. Ainsi, les informations que nous avions par les pensées du chapelier, elles nous viennent ici par des dialogues, y compris entre Labbé et le mannequin censé représenter sa femme morte.
En fait, le tueur du film de Chabrol manifeste sa folie par ses propos. Il parle seul, comme s’il rejouait des scènes dans sa tête, mais à voix haute. Il transforme ses monologues maladifs en de faux dialogues avec l’esprit de sa femme.
En cela, une scène est fortement symbolique. Labbé mange à la table de son salon ; il a installé face à lui une assiette, pleine de nourriture, à la place de sa défunte femme, et il lui parle comme si elle était là. Voilà une scène, absente du roman, mais qui sait parfaitement figurer les problèmes psychologiques qui animent le protagoniste.
L’autre différence majeure entre le roman et le film réside dans le personnage de Kachoudas. Kachoudas est le voisin de Léon Labbé. C’est un immigré d’origine arménienne, devenu tailleur à La Rochelle. Dans le roman, Kachoudas est avant tout une projection de la conscience de Labbé. Le chapelier ne lui parle pas, sinon pour le saluer froidement, mais il ne cesse de penser à lui. Il imagine que Kachoudas, le seul à être au courant des “activités”, va aller le dénoncer pour toucher la prime.
Dans le film, Kachoudas devient un personnage à part entière, et les deux personnages ont plusieurs dialogues. Et le personnage de Kachoudas, campé par un formidable Charles Aznavour (dont on ne dira jamais assez à quel point c’était aussi un immense acteur), est manifestement créé en opposition à Labbé.
En effet, le chapelier est un personnage droit, à la démarche rigide, là où le tailleur à une démarche complètement dégingandée. Labbé est toujours parfaitement et richement habillé, alors que les vêtements de Kachoudas sont dépareillés et rapiécés. L’aspect méprisant et hautain de Labbé contraste avec la grande humilité de Kachoudas. Même socialement, les deux personnages s’opposent : Labbé est un bon bourgeois parfaitement installé dans la meilleure société, quand Kachoudas est un homme isolé. Il suffit de voir comment le modeste tailleur est accueilli dans le café où se réunissent les bourgeois de la ville !
Cet aspect est important. Comme souvent, Claude Chabrol profite de cette histoire pour s’attaquer à la bourgeoisie de province. Labbé est l’exemple de ces bourgeois dont l’apparence respectable dissimule des saletés morales. Une bourgeoisie qui est ici attaquée à travers une de ses institutions indéboulonnables, le mariage.
En conclusion, Chabrol livre une adaptation remarquablement fidèle, tout en incorporant ses propres thématiques. Par son écriture, sa mise en scène d’une grande précision et la qualité de son interprétation, le film Les Fantômes du Chapelier fait partie des grandes oeuvres de Claude Chabrol.