Le tandem Ed Brubaker-Sean Phillips remet le couvert, avec maestria, et publie aux éditions Delcourt le troisième tome de l’excellente série Reckless, qui prend pour cadre le Los Angeles des années 1980.
Comme souvent avec Reckless, l’enquête menée par Ethan, détective et mercenaire, se trouve en équilibre subtil avec des intrigues plus intimes et personnelles. Dans « Éliminer les monstres », troisième tome de la série, c’est le passé d’Anna, l’assistante et amie de l’antihéros, qui se voit révélé, tandis que celui dont le job consiste prosaïquement à « régler les problèmes » commence à accuser le coup. Son corps ne répond plus tout à fait aux attentes, ses décisions s’avèrent de moins en moins inspirées, il a tendance à se replier sur lui-même ou à se laisser dicter sa conduite par une curiosité mal placée.
Ed Brubaker et Sean Phillips ont pris le parti de fondre deux personnages abîmés, aux reliefs psychologiques vertigineux, dans une ville de Los Angeles dédaléenne et caractérisée par ses arrangements avec la loi et la morale. « Éliminer les monstres » ne déroge pas à la règle et place Ethan et Anna, en situation de quasi-rupture, dans le sillage d’un homme d’affaires peu scrupuleux, habitué à escroquer des investisseurs issus des minorités ayant du mal à rassembler les fonds nécessaires à leurs entreprises. Cet homme, Runyan, intervient alors en apportant les capitaux manquants, avant de détricoter lentement, à des fins personnelles, ce qui avait été patiemment instigué par ses partenaires d’affaires. Pour ce faire, il peut compter sur le soutien implicite des autorités locales, dont certains représentants n’hésitent pas à recourir à l’intimidation ou la corruption pour assurer ses arrières.
En acceptant de s’occuper de cette affaire, Ethan ne pouvait évidemment imaginer dans quel guêpier il allait mettre les pieds. Heureux de se trouver dans le bon camp et de faire tomber un « boss », surtout après ses échecs pathétiques passés (sur lesquels il revient), il va toutefois peu à peu comprendre que le chemin vers le succès est plus accidenté et sinueux qu’il n’y paraissait. D’autant plus que ses liens avec Anna vont dangereusement se distendre, jusqu’à ce que les deux se perdent de vue et que le « détective privé » se replie dans son cinéma, allant jusqu’à ignorer les multiples sollicitations de potentiels nouveaux clients.
Contrairement à ses prédécesseurs, « Éliminer les monstres » s’attache davantage à Anna qu’à Ethan, qui, bien que narrateur, voit les révélations sur sa partenaire prendre le pas sur ses affects personnels. Toujours dessiné avec soin par l’indispensable Sean Phillips, Reckless reproduit une recette ultra-efficace dont les variations suffisent amplement à éviter toute lassitude : c’est un univers urbain désillusionné, sous le coup de la vilenie et de l’abjection, qui sert de théâtre aux agissements d’individus aux failles béantes, sur lesquels Ethan et Anna, eux-mêmes fragiles et souvent borderline, se penchent avec intérêt.
Ce duo dépareillé – elle est jeune, téméraire et ivre de liberté, il est plus usé, renfrogné et solitaire – se voit interrogé tout au long de l’album, et notamment à la faveur d’un signe qu’Anna peint à plusieurs reprises sur la porte du cinéma El Ricardo. Ce « A » cerclé symbolisant l’anarchie est d’abord un cri de détresse, puis le signe de retrouvailles presque inespérées. C’est aussi le témoin d’un état d’esprit, aux antipodes de ces clubs libertins sélectifs, de ces entrepreneurs peu sourcilleux, de ces institutions gangrénées. C’est là, précisément, qu’on retrouve les fondements de Reckless : les fêlures profondes d’Ethan et Anna ne font pas moins d’eux les justiciers modernes d’un monde en crise.
Reckless : Éliminer les monstres, Ed Brubaker et Sean Phillips
Delcourt, septembre 2022, 144 pages