Dans un futur ravagé par une épidémie de sommeil, l’humanité se trouve à la croisée des chemins entre survie et perdition. Morpheus nous plonge dans un univers dystopique avec une originalité appréciable. Yann Bécu, appuyé par l’habileté de Francesco Trifogli, nous offre une histoire, tirée de son propre roman, où s’entremêlent désespoir, résilience et quête de salut.
L’action se déroule dans un futur pas si lointain, les années 2070. Une drogue synthétique, le LAG, a rapidement gagné en popularité, avant de déclencher une catastrophe mondiale baptisée le syndrome de « Morpheus ». Ce fléau contraint l’immense majorité de l’humanité à un sommeil profond de plus en plus long, atteignant finalement vingt heures par jour, et provoquant un effondrement civilisationnel sans précédent. La fille de Juliette, l’héroïne, doit par exemple être éduquée dans un temps très réduit, ce qui l’entrave dans ses apprentissages et sa maturité, intellectuelle comme émotionnelle.
Les gouvernements se désagrègent, les capitales ont déclaré leur indépendance les unes après les autres, et l’Europe se trouve au bord de l’implosion. Dans ce contexte, les individus se voient imposer un quota de travail, la Taxe-Temps d’Utilité Publique, pour maintenir un semblant d’ordre et de fonctionnement. Il faut dire que les pillages se multiplient et que la robotique ne permet pas aux humains la pérennité escomptée. Dans le grand catalogue des dystopies, le temps d’éveil n’avait pas encore eu droit aux premiers rôles : c’est désormais chose faite, et de belle manière.
Juliette est une mercenaire endurcie. Et l’épicentre de l’histoire imaginée par Yann Bécu. En lutte constante pour offrir une vie décente à sa fille, elle décide de braver les règles et de quitter Prague, où l’action se déroule, avec le professeur Ivanov, un brillant généticien dont les travaux pourraient faire basculer, une nouvelle fois, la marche du monde. La possibilité d’un remède motive les actes de Juliette, mais les obstacles sont nombreux : des terroristes veulent sa tête et les autorités apprécient peu le fait qu’elle ait choisi la fuite avec Ivanov. Ensemble, les deux protagonistes entreprennent toutefois un périple périlleux à travers une Europe dévastée.
Le récit, adapté du roman Les Bras de Morphée, est rythmé, riche en rebondissements et suffisamment original pour éveiller et maintenir la curiosité du lecteur. Juliette et Ivanov ont en commun leur volonté de laisser un héritage : à travers sa fille pour l’héroïne, à travers la science pour le généticien. Les droïdes qui les accompagnent apportent une dimension supplémentaire au récit, même si cela apparaît plus accessoire qu’essentiel. Plus intéressant, chaque planche de Francesco Trifogli s’apparente à une fenêtre ouverte sur un avenir sombre et fascinant, des rébellions clandestines aux intérieurs ouatés en passant par un monde en apoplexie, laissé en friche par une humanité anesthésiée qui a transformé ses individus « sains » en rats de laboratoire.
Fort d’un cadre original, Morpheus constitue une belle surprise. Yann Bécu et Francesco Trifogli, en conjuguant leurs talents, ont créé un univers à la fois terrifiant et captivant, où l’humanité lutte désespérément contre un ennemi invisible et insidieux, qui s’est tapi dans l’ombre de notre volonté insatiable du « toujours plus ».
Morpheus, Yann Bécu et Francesco Trifogli
Les Humanoïdes associés, janvier 2024, 112 pages