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« Les Philanthropes aux poches percées » : plafond de misère

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Les éditions Delcourt publient une adaptation graphique des Philanthropes aux poches percées, roman social de Robert Tressel célèbre pour l’acuité qu’il emploie dans sa radiographie du prolétariat, de l’idéal socialiste et des dysfonctionnements des sociétés capitalistes.

Dans la riche tradition littéraire du roman social, Les Philanthropes aux poches percées se caractérise par l’ingéniosité et la justesse avec lesquelles il capture les moments définitoires de la condition ouvrière du début du XXe siècle. Robert Tressel raconte les tribulations d’un groupe d’ouvriers d’une entreprise de peinture et de décoration. Ces hommes sont exploités par leur employeur, confrontés aux injustices économiques et sociales, aliénés par un système économique qui sous-tend chaque pan de leur existence. La famille, le logement, la santé, l’éducation, le temps libre : tout passe à la moulinette d’une précarité et d’une pauvreté rendues inexpiables.

Parmi les principales thématiques de l’album de Scarlett et Sophie Rickard, les deux scénaristes qui adaptent le roman de Robert Tressel, on retrouve la lutte des classes, la solidarité ouvrière et l’idéal socialiste. Le peintre Frank Owen sert de porte-parole aux idées révolutionnaires. Son esprit critique et contestataire le distingue à la fois des aristocrates rentiers et de certains de ses collègues qui, bien que partageant son sort, acceptent sans protestation de se soumettre aux exigences de leur employeur, contribuant ainsi à la perpétuation d’un système inégalitaire. Bob Crass est symptomatique de ces résignés qui incarnent le strict opposé d’Owen. Leur passivité et leur manque de solidarité envers leurs collègues reflètent la difficulté de certains travailleurs à s’émanciper de leur condition.

Les Philanthropes aux poches percées met en évidence, avec force détails, la manière dont la classe ouvrière est maintenue dans une situation méphitique par un système capitaliste qui tend à la déposséder de ses droits et de sa dignité. Parmi les scènes marquantes de l’album, on retiendra les nombreuses allocutions d’Owen, les admonestations du vénal et méprisant M. Hunter, la non-culpabilité prononcée au tribunal après un accident de travail mortel ou encore ces jeux de dupes et collusions politiques qui aboutissent à l’accaparement des ressources publiques par une aristocratie en vase clos. Ruth Easton, l’épouse d’un des ouvriers, apporte une sous-couche au récit, en représentant la condition féminine de l’époque et les défis spécifiques auxquels étaient alors confrontées les femmes. Elle met en lumière la double peine des femmes de la classe ouvrière, confrontées à la fois à l’exploitation capitaliste et au patriarcat.

C’est d’ailleurs l’une des forces de l’album de Scarlett et Sophie Rickard : la caractérisation des personnages apparaît particulièrement soignée, avec une galerie foisonnante de protagonistes aux profils distincts et nuancés, parfois remplis de contradictions. De cette choralité et des interactions qui en découlent, les auteurs tirent une exploration fine des dynamiques de pouvoir et d’influence qui caractérisaient la société de l’époque. Les ouvriers, bien que souffrant d’un système injuste, ne sont ni dépeints comme des victimes passives ni comme des combattants obstinés, mais comme des individus capables de résilience, d’entraide… ou de lâcheté.

Le lecteur est immergé, avec un réalisme et une justesse confondants, dans le quotidien de ces ouvriers laissés-pour-compte grâce à une description minutieuse des lieux, des situations et des affects. Il est tentant d’établir des ponts entre Les Philanthropes aux poches percées et d’autres œuvres de fiction abordant des thématiques similaires telles que Germinal d’Émile Zola. Les deux ouvrages ont en effet en commun de traiter de la condition ouvrière et de la lutte des classes dans un contexte de révolution industrielle. Les deux auteurs partagent une même volonté de dénoncer l’exploitation et l’oppression subies par les travailleurs.

Dans ce portrait désillusionné, l’Église, hypocrite et opportuniste, la presse, manipulée et manipulatrice, l’alcoolisme, vraie maladie sociale, ou encore l’usine à gaz des aides publiques se trouvent également en bonne place. Scarlett et Sophie Rickard se penchent longuement sur la notion de servitude volontaire, habilement mise en images, et sur tous les discours spécieux légitimant l’exploitation des travailleurs et faisant des chômeurs, des étrangers ou des malades les responsables du dénuement de la classe ouvrière. S’il ne peut nier son statut d’ode au socialisme, Les Philanthropes aux poches percées n’en conserve pas moins une hauteur de vue et une vérité socioéconomique qui le rendent, comme le pensait George Orwell, indispensable.

Les Philanthropes aux poches percées, Robert Tressel, Scarlett et Sophie Rickard
Delcourt, avril 2023, 256 pages

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