Dans Les Notes rouges, Nadia Nakhlé explore les ravages de la guerre sur les liens familiaux et l’identité personnelle. Après le remarquable Zaza Bizar, qui abordait avec finesse la dysphasie et les angoisses enfantines, l’autrice revient avec un nouveau roman graphique tout aussi sensible, qui mêle habilement esthétique visuelle, enjeux historiques et émotions à fleur de peau.
Nous sommes en 1957, en Pologne. Anna Kowalski, pianiste concertiste de renom, retourne dans la ville qu’elle a fuie lors de la Seconde Guerre mondiale. Portant en elle la douleur indélébile de la disparition de son frère cadet, Dorian, elle espère régler une part de son passé en y retrouvant sa trace. Mais son retour est avant tout un pèlerinage émotionnel, entre culpabilité et espoir, mémoires déchirées et rédemption incertaine.
Anna est hantée par une image : celle du moment où elle a quitté la pièce lorsque les soldats allemands sont arrivés, laissant son frère seul face à l’horreur. C’est un souvenir obsédant, une répétition de questions laissées sans réponse, d’un acte qu’elle interprète comme une trahison. La musique, cette échappatoire qu’elle maîtrise parfaitement, semble incapable de l’aider à faire taire ses démons intérieurs, mais elle porte les espoirs fragiles de ses lettres. Ces lettres adressées à Dorian, comme des bouteilles à la mer, à un frère qu’elle croit perdu mais dont elle n’a jamais cessé de ressentir la présence.
Dorian, lui, a été happé par le mécanisme implacable de la germanisation, ce processus brutal par lequel des milliers d’enfants polonais ont été enlevés, adoptés par des familles allemandes et reprogrammés pour servir l’idéologie nazie. Adopté par un colonel allemand, il grandit sous une nouvelle identité, rejetant peu à peu ses racines polonaises pour survivre. Sa nouvelle vie est marquée par la complexité des sentiments contradictoires : il s’attache à ses parents d’adoption, mais porte en lui une honte sourde, le sentiment d’avoir été déloyal envers sa famille d’origine, d’avoir été détourné de sa propre identité. Les cicatrices invisibles de cet arrachement sont encore profondes, et l’ombre de sa sœur ne cesse de le hanter.
Malgré la distance, Dorian se demande si Anna l’a vraiment abandonné ou s’il est possible qu’elle aussi ait été une victime impuissante des événements. Cette quête inassouvie de réponses et de réconciliation parcourt le récit, rendant tangible le poids du passé et la difficulté de se définir après une enfance dépossédée.
Le récit de Nadia Nakhlé se déploie à travers une structure originale, oscillant entre lettres écrites et narration visuelle. Cette hybridation entre le roman épistolaire et la bande dessinée classique confère à l’œuvre une intimité saisissante. Les mots d’Anna – mélancoliques, passionnés, parfois résignés – côtoient des dessins somptueux et évocateurs. Le trait de Nakhlé, à mi-chemin entre peinture et gravure, insuffle aux pages une atmosphère tantôt douce et apaisée, tantôt tourmentée et prégnante d’angoisse.
Les Notes rouges raconte les trajectoires parallèles de deux âmes perdues qui cherchent à s’émanciper des blessures d’un passé traumatique. Les destins croisés d’Anna et Dorian sont marqués par la persistance de l’espoir, mais aussi par la confrontation à une réalité implacable. Dorian, face à l’horreur du front et aux attentes de sa famille adoptive, se sent à la fois attaché à des personnes qui ne le méritent pas et étranger à lui-même. Anna, quant à elle, lutte pour s’extraire du tourbillon de culpabilité qui l’enveloppe, sans savoir si elle pourra un jour retrouver ce frère qu’elle aime tant.
Les Notes rouges se distingue par la puissance de son imaginaire visuel et par la capacité de Nadia Nakhlé à saisir la mélancolie dans ses nuances les plus subtiles. C’est une réflexion sur la famille, sur la perte et la culpabilité, mais aussi sur la résilience et l’espoir. Le roman graphique porte à croire que, malgré les pires épreuves, l’amour entre une sœur et un frère peut survivre aux ruines de l’Histoire.
Les Notes rouges, Nadia Nakhlé
Delcourt, octobre 2024, 208 pages