Le Voyage du Saint-Louis, de Sara Dellabella et Alessio Lo Manto, est publié aux éditions Marabulles. Il revient sur un épisode méconnu mais marquant de l’histoire : l’errance désespérée de 937 réfugiés juifs qui, en mai 1939, embarquèrent à bord du paquebot allemand Saint-Louis en quête d’un refuge contre la persécution nazie. Ce roman graphique s’inscrit dans la lignée des œuvres qui interrogent l’indifférence du monde face à la montée de la barbarie, évoquant les contradictions humaines et politiques autour de l’accueil des réfugiés.
En mai 1939, le Saint-Louis quitte Hambourg. À son bord, 937 passagers juifs fuient un continent où l’antisémitisme monte en flèche, alimenté par les lois de Nuremberg et la propagande nazie. Ces hommes, femmes et enfants ont vendu leurs biens, quitté leurs proches, espérant trouver en Amérique un asile pour échapper aux violences d’une Europe de plus en plus hostile. Ils posent leurs premiers espoirs sur Cuba, où ils souhaitent commencer une nouvelle vie. Mais dès leur arrivée, les autorités cubaines, sous la pression de l’Allemagne nazie, leur interdisent de débarquer. D’aucuns arguent en plus que ces immigrés voleraient l’emploi des locaux. Cette première désillusion annonce le cauchemar à venir, où les promesses d’asile se brisent face à la peur, la xénophobie et les intérêts politiques. Le roman graphique décrit minutieusement cette attente angoissante au large de la Havane, où, les visages tournés vers la terre promise, les passagers découvrent peu à peu l’indifférence du monde.
À bord du Saint-Louis, les réfugiés se heurtent aux attitudes contrastées des membres de l’équipage, illustrant de manière métonymique les dissensions internes au sein même de l’Allemagne. Hell, un marin nazi convaincu, se montre arrogant et humiliant envers les passagers juifs, n’hésitant pas à employer la violence et les brimades pour affirmer son mépris. En face de lui se dresse Gustav Schröder, le capitaine du paquebot, qui, au péril de sa propre carrière, refuse de céder à la cruauté. Personnage-clé du roman graphique, il incarne la compassion et la détermination face à l’injustice : il fait tout ce qui est en son pouvoir pour protéger les réfugiés et multiplie les démarches pour convaincre les autorités étrangères d’accueillir ses passagers. Son humanité obstinée contraste avec la brutalité froide d’un équipage partagé entre soumission idéologique et neutralité indifférente.
Le refus de Cuba n’est malheureusement que le premier d’une série de rejets. Le Saint-Louis se dirige ensuite vers les États-Unis, où les passagers espèrent trouver la protection d’une grande nation démocratique. Mais là encore, leurs espoirs se heurtent aux réalités politiques : l’Amérique invoque le respect strict de ses quotas d’immigration. En outre, la propagande antisémite de figures publiques comme le prêtre Charles Coughlin, très influent à l’époque grâce à sa radio, joue un rôle majeur dans l’opinion publique américaine. Fervent défenseur d’un discours antisémite, ce dernier entretient dans ses sermons radiophoniques un climat de méfiance à l’égard des réfugiés juifs. Le Canada, quant à lui, adopte une posture similaire en arguant de son incapacité à accueillir un flot continu de migrants. Le Voyage du Saint-Louis ne manque ainsi pas de montrer la douloureuse confrontation des passagers à cette succession de refus, chaque rejet accentuant leur détresse et leur sentiment d’abandon.
L’album s’attarde par ailleurs sur les drames individuels qui parsèment ce périple éprouvant. La mort de Novak, un vieil homme affaibli et malade, constitue l’un des moments les plus tragiques de l’ouvrage. En quête de soins urgents, ce passager succombe à bord sans avoir pu atteindre la terre ferme. Ce décès symbolise en seconde intention la faillite d’une humanité prisonnière de ses frontières, où des vies sont sacrifiées au nom d’intérêts diplomatiques. Un choix narratif qui permet au lecteur de ressentir pleinement la souffrance des passagers, contraints de naviguer entre l’espoir et le désespoir, tout en réalisant peu à peu que ce voyage ne mène probablement nulle part.
Le Voyage du Saint-Louis se clôt sur un entretien avec un survivant, donnant une voix tangible aux souffrances endurées par les passagers. Cet échange est suivi d’une mise en perspective historique, rappelant notamment la reconnaissance de Gustav Schröder comme Juste parmi les Nations pour sa tentative désespérée de sauver ses passagers d’une mort certaine. Bien ficelée, l’œuvre de Dellabella et Lo Manto invite aussi à une réflexion contemporaine : les questions d’accueil des réfugiés, d’identité et de responsabilité collective restent en effet plus que jamais d’actualité. En rappelant l’échec des gouvernements de l’époque à protéger les exilés, elle interroge les consciences modernes, confrontées à des défis similaires en matière de migrations et d’asile. Le lecteur est ainsi interpellé sur l’importance de l’hospitalité, du respect et de la solidarité humaine. Un album bien documenté et de bonne facture.
Le Voyage du Saint-Louis, Sara Dellabella et Alessio Lo Manto
Marabulles, octobre 2024, 112 pages